• Cabral et Césaire, mobilisateurs d'espérances
Feu Robert Laffont définissait Tristan Cabral comme un "mobilisateur d'espérances". Une expression qui eût convenu comme un gant à un autre poète d'envergure, Aimé Césaire. Si de Tristan Cabral, j'avais lu presque toute l'oeuvre, ma connaissance d'Aimé Césaire, en revanche était minimale. Des textes à droite à gauche, lus il y a très longtemps dans des anthologies, et dont, à vrai dire, je ne me souvenais plus.
La légende bien établie du "poète de la négritude". En résumé, quasiment rien. Lacune quasi inavouable pour qui se pique de poésie mais dont, j'avais avec le temps quasiment fini par m'accommoder, pour une raison que je m'expliquais mal. C'est un extrait cueilli sur Internet, qui, bien davantage que toute tentative commémorative, m'a ramené vers Césaire. M'a donné faim de son écriture, comme d'une évidence salubre. C'est ainsi que "Cahier d'un retour au pays natal" devint colocataire de mon temps de cerveau disponible avec "Du pain et des pierres" de Tristan Cabral. La cohabitation musclée de deux guérilleros du verbe.
Dès que j'eus entre les mains l'ouvrage fondateur du chantre martiniquais, je compris ce qui m'en avait si longtemps tenu éloigné : son titre. Totalement imbitable, empreint de mièvrerie et de désuétude, il semblait mal augurer d'une œuvre forte, puissamment charpentée, capable de porter sur son dos les révolutions à venir.
Mais le brûlot d'Aimé Césaire est un bonbon au poivre, une bombe à retardement, un faux-eunuque dans un harem. En 1939, date de sa première parution, l'illusion coloniale bat encore son plein. Pour qu'un tel appel à l'insoumission, un tel sursaut, quasi explosif, de dignité contenue puisse s'exposer au grand jour, il lui faut policer son masque. Que le titre affiche une modestie de violette en regard de ses ambitions ne doit donc rien au hasard. Comment pourrait-on se méfier d'un livre à l'intitulé si passe-partout ? C'est sans doute le premier tour de force de Césaire : être parvenu à rendre public une oeuvre que les circonstances semblaient condamner à la clandestinité.
Le second réside dans la langue, non seulement éblouissante, mais acérée, abrasive, tout en demeurant humaine, chaleureuse et directe. Allant droit au but et riche en nuances. Un appel à l'insurrection porté par une bouleversante tendresse.
Au bout du petit matin
un grand galop de pollen
un grand galop de colibris
un grand galop de dagues pour défoncer la poitrine
de la terre
douaniers anges qui montez aux portes de l'écume la garde des prohibitions
je déclare mes crimes et qu'il n'y a rien à dire pour ma défense.
Flot intarissable de métaphores en crue, ce "cahier" là déborde de toutes parts, avec une constante générosité. Ne crierait-il que la révolte et la détresse de l'homme noir, avec cette puissance de l'image, cette lucidité tranchante que ce long poème serait déjà un texte d'importance. Mais, comme l'avait perçu jadis André Breton, Césaire est bien davantage qu'un "chantre de la négritude" et son cri de rage est universel. Contre tout ce qui plie, broie, courbe et asservit l'homme. Contre tout ce qui l'entrave dans sa liberté naissante.
En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez vous vingt fois la même pauvre consolation que nous sommes des marmonneurs de mots
Des mots ? quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée
…
Chant de révolte et d'espérance, qui trouve un profond écho dans les mots incendiés, incendiaires de Tristan Cabral. Poèmes d'éveilleurs de conscience qui portent en eux un univers. Poésie de combat, faite de chair et de sang.
C'est dans les années soixante-dix que l'affaire Cabral secoue le landerneau littéraire. Un certain Yann Houssin préface "Ouvrez le feu!" d'un poète suicidé, Tristan Cabral. Et la presse de s'extasier sur ce maudit flamboyant, ce désespéré vivace qui nous parle d'au-delà de la tombe. Les panégéryques en formes de te deum se succèdent. Aussi beaucoup de journalistes n'apprécient-ils que fort modérément le coup de théâtre qui s'annonce, à savoir que Yann Houssin et Tristan Cabral sont une seule et même personne. Que par conséquent le poète dont on a fait l'éloge funèbre est bel et bien vivant.
Dans un entretien préliminaire à du "Pain et des Pierres" (son second recueil) Cabral s'explique longuement sur l'affaire à François Bott. Pour qui a goûté d'aussi puissants breuvages que "Et sois cet océan !" "Le passeur de silence" ou "La messe en mort", "Du pain et des pierres" apparaîtra sans doute comme un Cabral mineur. Tels sont pourtant la richesse et le souffle du bonhomme qu'au regard du tout venant poétique, il fait figure de livre majeur.
Les images se télescopent et s'enchevêtrent, bouquets lumineux et sonores, au service d'une lutte incessante contre la machine à décerveler. Et même si par la suite elles se feront plus denses, difficile de ne pas se laisser entraîner lorsque qu'une coulée de lave nous entraîne.
j'investis mes étoiles dans un ciel toujours vide
et la nuit
je promène sur la mer
mes ongles de cellule
dans une enfance couchée à mort
je marche le long d'une autre vie
et j'ai noué mes poings au vol des cormorans
et les éclats de voix croissent et se multiplient quand la métaphore se fait cri
mon corps est d'un autre âge mon sang d'une autre mer
j'habite les révoltes et les révolutions
Il ne s'agit pas ici que de mots. Ou du moins ceux-ci comportent-ils une certaine densité charnelle. Car Tristan se risque souvent dans des pays dangereux, afin de porter témoignage. Embrasse des causes donchiquotiennes parfois au péril de sa vie. Il n'est pas rare qu'on le trouve dans les coins les plus chauds de la planète.
Son expérience, son vécu transcendent alors ses écrits.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme