• Printemps noir pour les bédéphiles
L'annonce du décès de Comès et de Fred fut un raz-de-marée émotionnel. Un peu comme si je venais de perdre deux amis, voire deux personnes de la famille. Le cousin préféré, parfois perdu de vue et le grand frère.
L'importance revêtue par Fred dans mon évolution personnelle, je l'ai quelque peu évoquée dans un article consacré à son génial Philémon (LIRE ICI). Une série qui, même si elle compte quelques épisodes plus faibles, tutoie les trois-quarts du temps les sommets. Une plongée dans l'humour absurde plus radicale et ludique que le théâtre de Ionesco. Une manière, tout en élégance et en délicatesse, de faire basculer notre sens logique dans la quatrième dimension. Un imaginaire foisonnant engendrant d'inoubliables créations, tel ce Manu Manu, animal débonnaire à l'état sauvage mais qui, revêtu d'un costume de gendarme devient un brigadier extrêmement tatillon. Ou ces anges-clowns qui, depuis des siècles, rient toujours aux mêmes blagues. Ou ce charmeur de mirages qui se fait payer en tintements. Ou ces escaliers inversés que l'on monte tête en bas. Ou ses rouleurs de marée qui roulent la marée à la main.
Plus étrange est le cas de Didier Comès. Venu relativement tard à la BD, après avoir été dessinateur industriel et percussionniste de jazz. Deux albums fantastiques de haute facture "Le Dieu vivant" et "L'ombre du corbeau" ne suffiront pas à le projeter en pleine lumière. Le premier est un conte initiatique teinté SF, qui met en scène le personnage d'Ergün l'errant, repris par la suite par d'autres avec un résultat moins heureux. Le second se déroule dans les tranchées et conte les tribulations d'un soldat déboussolé, confronté à des spectres et à un corbeau qui parle. On y trouve déjà en germe certaines thématiques de ses œuvres futures. Le double, la fragile frontière entre les mondes. Mais en ce début des seventies, le neuvième art est en pleine explosion et sans doute ces premières tentatives apparaissent-elles trop timides. Ce n'est que bien plus tard que leur valeur sera revue à la hausse.
C'est alors que Comès opte pour une bifurcation à 360°. Ambidextre, il choisit de dessiner
désormais de la main gauche,Par la suite, si Comès n'a jamais démérité et jamais livré d'œuvres honteuses, il ne se hissa jamais plus à de telles cimes, références indétrônables fût-ce par leur auteur même. Des œuvres fortes et troublantes, comme "Eva", "L'arbre-Cœur", "La maison où rêvent les arbres" déclinent de façon poignante les thèmes du handicap, de la marginalité et du double. Sans parvenir pourtant à atteindre l'ampleur de ses œuvres matricielles. Il y a pourtant dans chacune d'elles d'évidents germes de génie. Onze albums en quarante ans de création, c'est peu. Mais leur puissance de feu est suffisante pour assumer la postérité de Didier Comès.
Plus que de simples auteurs de BD, Fred et Comès m'étaient intimes et complices. Je me devais de leur souhaiter bon voyage de l'autre côté des choses.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme