• Cranach et son temps
Je possédais de Cranach une ignorance quasi-parfaite. À peine quelques nus élégants, femmes de haute stature aux poitrines nubiles, reproduites mille et une fois, qu'analphabète dans ce registre, j'avais cru être la marque de son style.
L'exposition "Cranach et son temps" arrivait donc à point pour remettre mes pendules à l'heure. Et confus et émerveillé, je m'aperçus qu'il leur manquait un millier de tours d'horloge.
Mille, comme les toiles qu'il nous reste de ce géant de la peinture, qui en engendra des milliers. Le secret d'une telle productivité : un atelier parfaitement rôdé, d'une efficacité parfaite.
À tel point que les spécialistes peinent à distinguer la main du maître de celle de ses élèves dans les toiles signées Cranach. Usine à rêves dont le critère est l'excellence absolue.
Le plus surprenant sans doute est que la rapidité d'exécution et la réalisation "collective" ne nuisent pas à l'unité de l'ensemble.
Dans chacune d'entre elles, on sent l'omniprésence de la patte du maître, mélange détonnant de classicisme et d'audace.
Fleuron de la Renaissance Allemande, Cranach en donne une image savoureusement épicée. Il ose toutes les transgressions et sous les habits du gentilhomme, on ne tarde pas à distinguer l'image du joyeux trouble-fête.
Ce qui frappe en premier lieu, c'est cette débauche de couleurs, que n'eût pas reniée un fauve ou un nabi, dont les reproductions, même les plus optimales, ne peuvent donner qu'un faible aperçu. Maëlstrom au vif éclat qui régénère notre regard. Nombre de tableaux flamboient d'une variation quasi-infinie de tonalité. Avec le prodigieux "Martyre de Sainte Catherine", le déluge visuel entre en apothéose. Ce bourreau vêtu d'un bouffon costume d'harlequin, ce ciel chamarré d'où jaillit la foudre, tout ici donne un sentiment de fête, d'exubérante catharsis. Sensation paradoxale qui nous trouble et fait jaillir l'émotion de manière inattendue, quand une approche dramatique nous eût sans doute laissés froids.
Puis s'accoutumant à ce flamboyant vertige, l'œil se prend à voyager sur la toile… et va de surprise en surprise. Ces œuvres si précises, si léchées, si techniquement maîtrisées que nous n'y voyons d'abord que du feu, abondent en incongruités. Visages grotesques, parfois proches de la caricature, impossibles trognes qu'eût pu peindre un Bosch, un Brueghel, un Goya.
Représentations bibliques qui frôlent parfois l'irrévérence. Allégories parsemées d'objets si hétéroclites qu'elles eussent pu être peintes par Dali ou De Chirico. Voire plus rarement représentation de la violence dans toute sa crudité, comme dans ce Christ en croix qui saigne abondamment par toutes ses plaies.
Dans la série "Gueules d'atmosphère", son "Hercule chez Omphale" mérite une mention particulière. Un Hercule obèse aux yeux de merlan frit, ridiculisé par les femmes de l'entourage de la belle, qui ne le regarde même pas. Béat, dévirilisé au possible, le vainqueur de l'Hydre de Lerne n'est plus qu'un pantin, un bouffon de cour. Une vision plutôt culottée en ce seizième siècle naissant. Mais les trognes carnavalesques hantent toute l'œuvre de Cranach, de son Tryptique de la Crucifixion au Martyre de Sainte Catherine.
De la mort du Christ il nous livre des versions presque "déviantes" en ce siècle féru de religiosité. De la version "gore" susmentionnée, en passant par un Christ bien nourri (sans couronne d'épines) ou cet autre plus conforme mais dont les deux "larrons" sont pour le moins surprenants. L'un, rondouillard, semble affalé sur sa croix et totalement ivre. L'autre a le corps arquebouté au sommet de la croix, la tête tournée vers le bas. Quand aux crucifix, ils sont plus proches, par leur forme du Tau grec que de la croix chrétienne.
Plastiquement parlant, Cranach est un excentrique raisonnable (et inversement). Politiquement, il est insituable, véhiculant dans certaines toiles les préceptes de la Réforme, peignant Luther, zélateur du protestantisme en exil. Mais n'en oeuvrant pas moins avec le même zèle pour ses commanditaires catholiques. Peut-être est-ce dans ces contradictions que réside la richesse d'une peinture protéiforme.
On pouvait craindre d'une expo intitulée "Cranach et son temps" que ne soient exposées que quelques toiles cranachiennes pour une pléthore d'artistes mineurs de la même époque. Cela s'est déjà vu dans certaines autres expos, hélas ! Il n'en est fort heureusement rien.
Quelques peintres oubliés certes (dont certains méritent le détour) et qui ont inspiré notre homme. Quelques gravures de son contemporain Dürer (qui s'en plaindrait ?). Mais en grande majorité les toiles du maître allemand. Et quelles toiles !
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
Cranach et son temps
9 février - 23 mai 2011
Musée du Luxembourg
Paris 6°
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