• Longtemps, je me suis défié de Djian…
Longtemps je me suis défié de Djian … Etait-ce sa "gueule d'atmosphère", si proche de l'image type du "beau ténébreux" qu'elle eût pu s'afficher sans peine en poster dans la chambre d'une ado goth ? Sa surmédiatisation, parfois proche de l'overdose, par des journalistes persuadés d'avoir découvert le Bukowski français , en outre "présentable" ? Bien sûr, tout cela participa sans doute à un certain agacement de ma part, d'où découlait une sorte de distance.
Ce ne furent pourtant pas les raisons principales de ma mise en quarantaine littéraire de l'auteur de "37°2 le matin". L'élément déclencheur fut la lecture des premières pages de "Sotos". La désagréable sensation d'assister à un démarquage parfois proche du copié/collé du début de "La route de Los Angeles". Parmi ceux qui, consciemment ou non, ont suivi les nouvelles perspectives d'écriture ouvertes par les livres de John Fante, je trouvais Ravalec autrement plus doué. Evitant avec brio la caricature comme la photocopie, traçant une voie stylistique originale et racée, poussant sa recherche dans d'autres directions et ne se laissant pas écraser par son glorieux inspirateur.
Je n'ai jamais rouvert "Sotos" et j'ai déserté Djian. Les années s'écoulèrent. Philippe Djian avait perdu son statut de "phénomène de mode" mais il était toujours là. Et progressivement le doute m'ébranla. N'étais-je pas passé à côté de quelque chose d'important ? Et s'il fallait se choisir des modèles pour en pomper la substantifique moelle, Fante ne valait-il pas mieux après tout que Guy Des Cars ? Philippe Djian avait, pour le moins, bon goût quant à ses sources d'inspiration.
Ainsi, de fil en aiguille, en suis-je venu à me pencher de nouveau sur le cas Djian. Sans souci chronologique. Ne pas nécessairement m'attaquer au plus récent, ni au plus connu de ses livres. Je décidai d'effectuer une réactualisation de mes connaissances djianesques en douceur, commençant par ses histoires courtes. "Crocodiles" et "50 contre un" ébranlèrent sérieusement mes réticences initiales. Recueils inégaux certes (à l'instar de ceux de Vincent Ravalec) mais où brillent quelques purs diamants.
Principalement lorsque l'auteur omet de vouloir à tous prix mixer et synthétiser John Fante et Bukowski dans un même récit (en gros, on boit beaucoup pour oublier que l'existence est décevante et l'on glorifie les perdants dans une époque où "gagner" c'est se perdre). Alors le verbe s'écoule, fluide toujours, éblouissant parfois, avec un sens de la formule qui n'a plus rien de la pose, mais donne un poids de chair à des personnages aux prises avec les petites ironies de la vie.
J'ai senti l'erreur de mon jugement premier : loin d'être le moine copiste de la littérature qui cogne et vous empoigne, l'auteur voyait sa propre créativité, réelle, étouffée sous le poids de ses idoles. Quand il s'en affranchissait enfin, son écriture pouvait prendre toute sa place et toute son ampleur. Ainsi de grands artistes ont-ils vu leurs débuts compromis par une trop grande déférence à leurs maîtres.
Il ne me restait plus qu'à effectuer le grand saut : passer sur le versant romancier de notre homme. Le hasard a voulu que je tombe sur "Echine". Ce fût un livre estomaquant, rempli jusqu'à la gueule de choses bouleversantes, sans pour autant jamais donner de sentiment de saturation. La couleur sombre y est naturellement présente, mais elle est toujours sous-jacente, et ne se présente jamais en tant qu'unique possible.
Autour d'une histoire minimale, Djian dessine une galerie de personnage plus vrais que nature, qui nous deviennent soudainement très proches, y compris les moins propices à l'empathie. Pas un instant, nous ne décollons du récit de leurs heurts et malheurs. Djian mêle habilement un lyrisme discret à une approche plus directe, plus frontale du lecteur (celle précisément initiée par Fante et prolongée par Bukowski). Un style toujours au service du propos, conférant une incroyable densité à chacun de ses anti-héros. Fourmillant de réflexions percutantes, pertinentes et impertinentes à la fois, sur la littérature, la complexité des relations amicales entre personnes de sexe opposé, l'éducation des enfants, le romancier ne truque pas. Se refusant à sacrifier à la légende urbaine de l'écriture sèche comme à céder aux sirènes du pathos, il parvient sans ces deux béquilles à susciter de puissantes émotions, qui vous empoignent au détour d'une phrase ou d'une scène du livre.
A l'heure où s'amplifie un débat en sourdine (littérature "de gare" ou littérature tout court ?) peut-être serait-il temps de prendre du recul. S'il ne se hisse guère aux hauteurs des écrivains qu'il révère (ce qu'on ne saurait reprocher à quelqu'un qui admire Hemingway, Faulkner et Brautigan) Djian a de la gueule ou du style, ce qui en temps de paupérisation romanesque, n'est guère chose à négliger.
Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme