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• Les grandes créatrices du jazz - chapitre 3 : Emily Remler, guitar heroin

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Emily Remler, quant à elle, avait tout pour marquer l'histoire du jazz de manière durable : un génie polymorphe sur le plan créatif; une virtuosité renversante sur son instrument, que doublait une sensibilité à fleur de peau; une disparition prématurée, à l'âge de 32 ans, qui est souvent le tissu des légendes.

Sans doute les années 80 et 90, pendant lesquelles s'articula sa fulgurante carrière, sont-elles peu propices aux mythes. Le temps des guitar heroes semble définitivement obsolète.

Emily connut de son vivant un immense succès sur la planète jazz, sans toutefois en franchir les limites.  Incomparable compositrice, elle interprète également à merveille les grands standards, et sera un temps la guitariste attitrée de Astrud Gilberto. Mais où sont les héritières, les continuatrices de son fabuleux apport ? Comme si son art, après la disparition de sa créatrice, sombrait progressivement dans une demi-amnésie.

Emily Remler, c'est un peu l'improbable fusion entre la guitare de Wes Montgomery, de Django et celle de Jaco Pastorius, un pont lancé entre le plus vif du passé et une modernité sidérante.
Trois voix (voies) n'en faisant plus qu'une en laissant, en filigrane, affleurer une quatrième. Une énergie redoutable, un sens du tempo et de la mélodie, une émotion omniprésente, un sens du swing imparable, une trame musicale qui s'enrichit à chaque écoute.
Dès ses débuts en 1981, la guitariste-compositrice reçoit les louanges de ses pairs, par lesquels elle est adoubée d'office. Le maître Herb Ellis parle d'elle comme "La nouvelle superstar de la guitare".

• Les grandes créatrices du jazz - chapitre 3 : Emily Remler, guitar heroin

Quant à la principale intéressée, lorsqu'on l'interroge sur la façon dont elle aimerait que l'on se souvienne d'elle, elle déclare : "Bonnes compositions, jeu de guitare mémorable, et ma contribution à la musique en tant que femme … Mais la musique est tout, elle n'a rien à voir avec la politique ou le mouvement de la libération des femmes".

La compositrice a sans doute raison de se méfier de toute tentative de récupération. Cependant, le refus de devenir symbole, que son nom soit brandi en étendard de la cause féministe a probablement entravé l'accès à la pérennité d'une musique conciliant une perpétuelle inventivité et un swing intemporel.

Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans hommages !, polyphonies

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• Les grandes créatrices du jazz - chapitre 2 : Lil Hardin Armstrong, pianiste déchaînée

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Déployant avec brio un large éventail de talents, dotée d'une forte personnalité qui l'amena à faire bouger les lignes quant à la place des femmes dans le jazz, il n'a probablement manqué à Lil Hardin qu'une once de génie ou, à défaut, une griffe immédiatement identifiable pour s'inscrire durablement dans la postérité. En aucun cas, cependant, elle ne méritait le semi-oubli dans lequel elle est le plus souvent reléguée.

Il existe dans la peinture une catégorie médiane, celle dite des "petits maîtres" qui, sans égaler les géants de leur temps, ont parfois su créer des œuvres remarquables. Lil Hardin Armstrong, dans ses compositions, relèverait sans doute de cette catégorie. Dans laquelle pourraient d'ailleurs également prendre place nombre d'homologues masculins à la réputation pourtant plus solidement établie.

Dans les années 20, le jazz connaît peu la mixité. Lorsqu'un orchestre composé d'hommes faisait appel à une femme, celle-ci était nécessairement ou pianiste ou chanteuse. Seuls des orchestres exclusivement féminins emploient tous types d'instrumentistes, dont certaines se distingueront par l'excellence de leur jeu, sans que pour autant l'histoire jazzistique se crût tenue de les mettre à l'honneur.

Lil Hardin bouleversera singulièrement la donne, en dirigeant des orchestres masculins. Une configuration à l'époque audacieuse, qui sans pour autant se généraliser, ne gagne en fréquence que depuis deux décennies. On a beaucoup glosé sur son jeu pianistique, très inspiré nous dit-on du ragtime (ne fut-elle pas formée par l'inventeur de cette musique, qui précéda le jazz, Jerry Roll Morton en personne), et jouant un rôle essentiellement percussif. Une assertion que dément une écoute attentive ; au cours de sa longue carrière, le style hardinien a évolué, jusqu'à atteindre une belle fluidité mélodique. Lil Hardin chanteuse, quant à elle, fait montre d'un talent certain.

Alors qu'elle œuvre au sein de l'orchestre de King Oliver, un nouveau trompettiste débarque, dont elle pressent d'office le génie. Un certain Louis Armstrong. Dès lors, Lili se mettra quelque peu entre parenthèses, consacrant toute son énergie à le hisser vers les sommets.

Sa nouvelle activité de manager ne connait aucun répit, du relooking de Satchmo à l'organisation des séances de répétition et d'enregistrement des Hot Five, en passant par l'assise harmonique des morceaux. Elle participe en outre à l'aventure, non seulement en tant que pianiste, mais également comme compositrice. Plusieurs chansons d'Armstrong sont de son crû. Elle finit par épouser le grand homme, dont elle se séparera sept ans plus tard, lassée par ses perpétuelles infidélités, avant de divorcer.

La voici de nouveau accompagnatrice, puis soliste. Mais, pour des raisons obscures, elle se tourne successivement vers la création de vêtements, la restauration, puis l'enseignement, tout en continuant à créer et enregistrer de manière occasionnelle. Elle ne revient que tardivement sur le devant de la scène. C'est d'ailleurs devant son piano qu'elle décédera, à l'âge de 71 ans, laissant derrière elle une poignée de disque qu'il serait bon de remettre à l'honneur.

Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polyphonies, hommages !

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• Les grandes créatrices du jazz - chapitre 1 : L'énigmatique Carla Bley

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Une injustice peut en cacher une autre. Quand on cherche sur le Net les femmes compositrices dans le jazz, on apprend que le sexe dit faible y fut souvent cantonné au chant et que nombre de grandes instrumentistes (batterie, saxophone…) furent délibérément passées à la trappe de l'histoire. Non seulement au sein des orchestres féminins, mais également celles qui se mesurèrent à leurs confrères masculins. Pourtant, en matière de composition, n'est citée que la seule Carla Bley. Référence absolue certes, car immense est et fut celle que l'on surnomma "La sorcière du jazz" en raison d'un look pour le moins explosif.

Mais l'histoire des compositrices de jazz ne saurait s'y résumer. Un nombre croissant de formations mixtes ont à leur tête une femme, et certaines d'entre elles composent. Mais hors de cette relativement récente émergence (récente en termes historiques, toutes n'ont pas percé dans les six derniers mois, ni dans les six dernières semaines), l'histoire de la musique de jazz s'est également écrite au féminin. Géantes souvent ignorées du grand public, mais connues et reconnues par les amateurs de jazz.

À tout seigneur tout honneur, nous commencerons toutefois par la plus emblématique des jazzwomen compositrices: l'énigmatique Carla Bley. Une chevelure qui parait coiffée à la dynamite, un regard imprégné d'une "inquiétante étrangeté": il serait vain de nier que de tels éléments aient contribué à la reconnaissance de l'artiste, tant l'apparence joue un rôle fondamental sur la route étroite du succès. Ils ne sauraient en revanche expliquer son statut de légende vivante ni son inaltérable longévité artistique. Si les talents, célébrés ou oubliés, y sont légion, le jazz, à l'instar de la plupart des formes musicales, compte dans ses rangs un nombre plus rare de défricheurs, d'explorateurs, réinventant le son, resculptant les contours et limites de leur art, bref offrant une musique qui sonne résolument neuf à l'oreille. Et parmi ces alchimistes de la note, beaucoup écrivent leur musique pour le futur. Peu parviennent à réaliser cette synthèse, cet oxymore que l'on pourrait considérer comme la pierre philosophale de tout art : l'inconnu familier. Un territoire vierge et que vous savez tel, mais que vous avez l'impression de connaître depuis toujours.

Le jazz est une musique qui puise toute sa force, et sa capacité constante à se régénérer, d'un perpétuel métissage, se nourrissant constamment d'éléments hétérogènes, dont les greffes viennent enrichir le tronc principal. Il n'hésite pas à s'accoupler aux sons venus d'ailleurs, pas davantage qu'à la musique classique, à laquelle il impose souvent un traitement de choc. Ces dernières décennies, jusqu'à il y a peu, les jazzmen se sont essentiellement tournés, dans le répertoire pré-jazzistique vers les sacro-saints Bach et Satie. Carla Bley préfère tenter des mutations, des fusions inédites et s'écarter des sentiers balisés. Quitte à tenter des greffons à priori improbables auxquels seule elle parvient à conférer une homogénéité.

Rejetant la voie de la facilité, c'est vers les peu mainstream dodécaphonistes viennois (Berg, Webern, Schoenberg) que s'oriente son regard. En un sens, l'inverse du lounge. À cette source d'inspiration peu commune, elle adjoint son amour des boîtes à musique, leurs notes égrenées lentement, entre angoisse et fascination (ce n'est certes pas un hasard si nombre de films d'horreur y ont recours). Ainsi que son admiration pour Kurt Weil, le compositeur de "L'Opéra de Quatre Sous".

Avec le même appétit, la "sorcière du jazz", réinvente le classique big band, lui ajoutant cette touche singulière qui est la sienne sans toutefois en pervertir la structure; rend hommage aux maîtres de Vienne avec l'éblouissant "End of Vienna", innove, dépoussière, amène le jazz vers des territoires inattendus et dangereux. Là où une touche de free - dont elle use aussi parfois sans excès- constituait le nec plus ultra en matière de modernité, elle offre et crée un surprenant éventail de signatures contemporaines, une multitude de voies possibles au futur de cette musique. Quand l'un des styles (dans chacun, elle demeure pourtant parfaitement identifiable) bleyiens se décline tout au long d'un album, on est heureusement surpris. Mais lorsque tous cohabitent au sein d'un même CD, voire d'un même morceau, sans jamais perdre l'unité de l'ensemble, impossible de ne pas être bluffé.

Les premiers opus de son abondante discographie remontent au milieu des années 70; pourtant, comme beaucoup d'amateurs non exclusifs de l'hexagone, c'est dans les années 80 que je découvris Carla Bley, grâce au film "Mortelle randonnée". La bande son était constituée, pour l'essentiel, d'un recyclage d'œuvres de l'album "Musiques mécaniques". Énorme claque. Ça ne ressemblait à rien de connu. Pourtant, j'avais la bizarre impression d'avoir connu cette musique-là depuis toujours.

 

Carla Bley est probablement la seule femme de l'histoire du jazz dont le talent ait relégué celui de son (ex) mari au second plan. Si Paul Bley est loin d'être un artiste mineur, les voies qu'ils emprunte sont bien moins innovantes et décapantes que les siennes. Unique également le fait que nombre de ses compositions soient devenues des standards, repris par des légendes masculines du jazz, telles Gary Burton, Art Farmer, Jan Garbarek, Tony Williams, Phil Woods, Jaco Pastorius, John Mac Laughlin et j'en passe… Un tracklisting impressionnant qui dit à lui seul le pouvoir de fascination qu'exerce la créativité sans bornes de cette géante du jazz.

Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como

Jean-Pierre Como est l'un des rares artistes à pouvoir être tout à la fois expérimental et accessible, exigeant et populaire. Une musique sans cesse en mouvement, qui transcende et transgresse les frontières entre les genres, prenant un plaisir ludique à ne jamais être tout à fait là où on l'attend. L'art de Jean-Pierre Como prend les directions les plus inattendues. Permanent zapping stylistique où, paradoxalement domine un sentiment d'unité. Car quelle que soit la forme que revête le son, il porte incontestablement une griffe, reconnaissable entre toutes.

S'il s'aventurait dans le rock ou la techno, ses créations, pour notre plus grand bonheur, seraient encore estampillées Jean-Pierre Como, parfaitement identifiables, sans pour autant renier les règles propres aux voies empruntées. En les aménageant tout au plus.

• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como

"Répertoire" remettait sur le devant de la scène l'interprète, dans une relecture inspirée des standards du jazz, ne laissant que peu de place au compositeur, à travers deux morceaux de toute beauté qui -ô miracle- sonnaient comme de futurs classiques. "Boléro" explorait les musiques latines et méditerranéennes. Une tonalité "so calliente" qui n'eussent point surpris chez un Caj Tadjer ou un Eddie Palmieri, mais qu'on n'attendait pas de la part de ce compositeur aux vertus caméléoniennes. C'est cette fois vers l'Italie que se tournent résolument les regards du compositeur, en y ajoutant une autre dimension, absente de ses précédents opus : la voix.

Le risque majeur d'une telle aventure : sombrer dans un folklore de pacotille, piège dans lequel se sont fourvoyés jadis bien des créateurs, tant dans le jazz que dans la musique classique. Les remarquables talents de mélodiste de Jean-Pierre Como déjouent habilement le piège où l'eût englué une surdose de sucre.

Beaucoup de jazzmen eurent recours aux sortilèges de la voix féminine. Jean-Pierre Como décide là encore de surprendre, en faisant appel à deux vocalistes masculins : Hugh Coltman et Walter Ricci.

• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como

Le premier, par sa voix chaude et posée, impose d'office puissance et présence. Venu de la famille du blues-rock, il se glisse avec élégance et énergie dans l'univers comoien.

Ayant débuté sa jeune carrière en imitant les grands crooners, Walter Ricci n'évite pas toujours les travers de ceux-ci (entre autres une sur-romantisation et une sur-dramatisation). Ce n'est que sur le long cours qu'il se révèle, avec une belle évidence.

• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como

Sa voix, haut perchée, parfois proche de la rupture, ne manque pas de charme, mais semble peiner à affirmer la personnalité d'une tessiture. Elle réserve pourtant bien des surprises. Lorsque le maestro la pousse dans ses ultimes retranchements, la transformant en pur instrument, comme jadis Luciano Berio avec Kathy Berberian, la magie opère sans la moindre restriction.

La participation des chanteurs ne se borne d'ailleurs pas à leur seule interprétation. Ils ont su poser leurs mots sur les notes sophistiquées de Jean-Pierre Como.

• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como

Si le jazzman prend des libertés avec les codes des genres musicaux sur lesquels il a jeté son dévolu, il en va de même avec les règles qu'il s'est lui-même fixées. Ainsi de la belle échappée que constitue "Mandala forever" qui, sous ses airs de mélodie swinguante particulièrement tonique, n'en brasse pas moins, en un seul morceau, plusieurs styles de jazz qui rarement cohabitent.

Musicalement et créativement omniprésent dans "Express Europa", l'artiste est sur scène d'une humilité et d'une générosité, n'hésitant pas à s'effacer si besoin, pour mettre en avant ses partenaires musicaux. Qui outre ses deux chanteurs, comptent également les excellentissimes Stefano Di Battista et André Ceccarelli dans leurs rangs, pas moins.

Une formidable aventure musicale, qui prend tout son essor sur scène, mais dont la trace discographique laisse incontestablement sous le charme.


Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

• Les métamorphoses de Jean-Pierre Como
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• La nouvelle donne du jazz français 3° volet : Dominique Fillon, l'harlequin du jazz

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• La nouvelle donne du jazz français 3° volet : Dominique Fillon, l'harlequin du jazz

Des concerts annulés par les mairies, des salles devenant brusquement indisponibles… L'objet de ces vicissitudes n'est pas un énième rappeur à scandale, mais l'un de nos plus talentueux jazzmen. Son tort : ressembler comme un frère à son aîné François Fillon. Une confusion des genres qui n'est pas à l'honneur des élus de gauche.

• La nouvelle donne du jazz français 3° volet : Dominique Fillon, l'harlequin du jazz

Que l'on approuve ou non les œuvres de François, passer à côté des œuvres de Dominique serait une grave offense au bon goût. Pas celui des salons où l'on cause, mais ceux où l'art est pure jouissance. Extase.

Refermons la parenthèse politique et passons à l'essentiel, autrement dit la Musique, avec un grand M.

Si le titre de son premier album, "Americas" s'orne d'un pluriel, c'est loin d'être le fruit du hasard. L'Amérique de Dominique Fillon n'est pas seulement celle de Miles Davis et de John Coltrane, mais aussi celle de Jorge Ben et de Gilberto Gil.

D'autres ont connu la tentation latine, mais rares sont ceux qui ont poussé le métissage à un si haut degré de fusion. Refusant toute forme de superposition séduisante mais hasardeuse, le compositeur brasse ses influences jusqu'à obtenir une pâte sonore parfaitement homogène. Si la formule n'a apparemment rien de neuf, elle aura rarement été déclinée avec autant d'élégance et de panache, dans une alternance de swing et de down tempo éblouissante. Peut-être précisément parce que le compositeur-interprète transcende régulièrement son point de départ. Festin sonore suavement stimulant.

On pourrrait, sur la distance, redouter quelque redondance, qui ferait basculer l'édifice dans le plus sirupeux du cool-jazz. Mais Dominique Fillon connaît l'art des ruptures, sachant au moment exact introduire une dissonance discrète mais têtue.

Il serait cependant vain d'y rechercher quelque soupçon d'expérimentation free. Le jazz de Dominique Fillon s'attache à demeurer toujours accessible et serein, sans s'interdire parfois des chemins de traverse.

• La nouvelle donne du jazz français 3° volet : Dominique Fillon, l'harlequin du jazz

"Détours" creuse le sillon inauguré par "Américas".

Une ligne instrumentale claire, une influence revendiquée des musiques sud-américaines, qui éclate notamment dans El Paseo.

Ce second opus affine et dégraisse les structures sonores du premier. Le swing est plus prononcé, le sens de la mélodie entêtante également. Même les morceaux non directement reliés à la bossa possèdent un déhanché latin.

Une nouveauté cependant, et de taille : sur cet album, l'artiste fait parfois entendre sa voix, donnant à certaines compositions des airs de soundtracks inspirés.

"Born in 68" semble ouvrir de nouvelles voies à la créativité du jazzman. Sans pour autant renier ses grands fondamentaux, le jazz de Dominique Fillon s'y affirme non seulement résolument groovy, mais qui plus est se colore furieusement de jazz-rock, de jazz-funk et d'acid jazz.

Ainsi, en trois albums aura-t-il parcouru, avec une classe incomparable, l'essentiel de la planète jazzistique. Y apportant, au passage, une touche toute personnelle. Peu de musiciens d'aujourd'hui seraient capables d'en dire autant.

• La nouvelle donne du jazz français 3° volet : Dominique Fillon, l'harlequin du jazz

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• ONJ, démons et merveilles

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• ONJ, démons et merveilles

L'ONJ version Olivier Benoît est une fabuleuse bête hybride, composite ébouriffant des musiques qui ont secoué le XXème siècle. On s'étonne de sa souplesse, de sa prodigieuse énergie. Aucune trace de "couture"; les articulations fonctionnent avec une belle fluidité. L'Orchestre National de Jazz adopte dès lors une forme relativement inédite : il n'est plus seulement passeur des grandes compositions passées, ni étendard d'une musique actuelle. L'ONJ jette un pont non seulement entre des musiques que tout oppose apparemment, mais suit sans s'essouffler une ligne droite qui va du passé au futur.

• ONJ, démons et merveilles

Toutes les formes de jazz sont là, des plus séduisantes aux plus rudes : jazz post-coltranien, jazz fusion, jazz-funk, électro-jazz, jazz-rock, mais également le free le plus pur. Ce qui amène naturellement à flirter avec la musique contemporaine. Et pourtant…

• ONJ, démons et merveilles

Tout en multipliant les ruptures de ton, Olivier Benoît conserve une remarquable homogénéité. On comprend vite que le voyage sera parfois mouvementé, qu'il comprendra des accidents de parcours, mais on a envie de suivre jusqu'au bout cette étrange odyssée, portés par la tonicité sans failles de son dynamique équipage.

• ONJ, démons et merveilles

Sur scène, l'hydre à onze têtes prend toute son ampleur. Elle déploie avec majesté ses souples anneaux et, fascinés nous l'observons dans toute sa miraculeuse monstruosité. Olivier Benoît s'entend à structurer un chaos en trompe-l'œil pour nous offrir de violentes merveilles. Au sein de ce corps composite, chaque instrument, d'abord transfondu dans la masse, affirme son identité.

• ONJ, démons et merveilles

Théo Ceccaldi, au violon et alto, aux faux airs de savant fou s'envole dans des exubérances quasi-paganiniennes. Bruno Chevillon extrait de sa contrebasse et de sa basse électrique des sons inouïs, toujours sur le fil du rasoir entre jazz classique et musiques contemporaines, un entre-deux sur lequel il danse tel un funambule. Eric Echampard, à la batterie sait se faire tour à tour percussif ou caressant, s'effacer ou exploser en magnificences exaltées.

• ONJ, démons et merveilles

La section cuivres n'est pas en reste. Langoureux, dissonants, déchainés, distillant tour à tour l'amour et l'inquiétude, la joie et la tristesse, Fabrice Martinez (trompette, buggle et saxhorn) et Fidel Fourneyron (Trombone et tuba) repoussent les limites du souffle et du son.

• ONJ, démons et merveilles

Jean Dousteyssier (clarinettes et saxophone ténor) et Hugues Mayot (saxophones et clarinette) s'imposent par paliers successifs, chaque niveau étant d'une intensité supérieure au précédent.

Confinés en début de concert à un rôle le plus souvent dévolu à la contrebasse, celui de la ponctuation sonore, dont ils s'acquittent à merveille, ils ne laissent en rien présager le feu d'artifices acoustique auquel ils ne tarderont pas à nous convier.

• ONJ, démons et merveilles

Du jazz classique au free, du stravinskien gouleyant au bebop, ils mélangent et superposent les strates d'audition avec une totale homogénéité.

A leurs côtés, les saxophones de Alexandra Grimal, dont le souffle semble souligner l'action musicale avant de littéralement exploser en un solo d'anthologie.

• ONJ, démons et merveilles

Le piano de Sophie Agnel passe avec élégance de la caresse au coup de griffe, du chuchotement au hurlement, de la joie à la panique. Entre ses mains, il devient être vivant et machine de guerre. Toucher fluide ahmadjamalien et expérimentations johncagiennes se chevauchent sans s'annihiler.

• ONJ, démons et merveilles

Presque crossover un instant, la voici le suivant penchée sur les cordes qu'elle triture, malaxe, pince, martèle...

pour en extraire des sons d'animal écorché et de folie urbaine.

• ONJ, démons et merveilles

Au sein de cet univers foisonnant, les claviers de Paul Brousseau et la guitare d'Olivier Benoît semblent demeurer un point focal de stabilité. Comme un contrepoint au déchaînement des forces musicales.

Solides, presque classiques dans leur approche jazzistique. Et paradoxalement, assurent la cohésion de l'ensemble.

Ce premier volet du projet "Europa", qui prend pour thématique une ville européenne, ici Paris, nous laisse essorés, retournés, estomaqués et, sitôt remis de nos fortes émotions, nous donne envie de connaître la suite de cette passionnante mise en danger, mise en abîme des codes musicaux en vigueur.    

Pascal Perrot, texte  
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme
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• ONJ, démons et merveilles

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• Jean-Pierre Como : le jazz-hero du boléro

Publié le par brouillons-de-culture.fr

sixun-24.jpgSensuel, charnel, infiniment gouleyant, "Boléro" de Jean-Pierre Como est un album qui se savoure sans retenue. Sixun, dont il fut le claviériste attitré, avait démontré qu'on pouvait s'aventurer très loin dans la fusion et dans l'expérimental tout en séduisant un large public. Ne pas forcer l'oreille de l'auditeur, mais l'amener, par paliers progressifs, à découvrir et apprécier d'autres types de sonorités, au sein d'une structure mélodique rassurante. Une ligne de conduite que Jean-Pierre Como semble avoir, pour notre plus grand bonheur, définitivement faite sienne. Même au sein de musiques d'autres compositeurs, Como apporte son indéfinissable touche. Notamment dans l'époustouflant "Répertoire".

"Boléro", son neuvième album solo, ne déroge pas à la règle. Composé aux deux-tiers de morceaux de Jean-Pierre Como himself, il parait s'articuler autour d'un triple défi : s'ancrer dans la modernité la plus immédiate, offrir un son intemporel et bolero-jean-pierre-como-947532375_ML.jpgexplorer de nouveaux territoires. "Cahier des charges" apparemment impossible à tenir, dont il s'acquitte pourtant avec brio.

Si le jazz se greffa souvent aux musiques d'Amérique Latine, d'Afrique ou d'Orient pour accoucher parfois de chef-d'œuvres imparables, l'Europe méditéranéenne, en revanche, fut quelque peu laissée délaissée par la fusion. Or, les musiques espagnoles (le Boléro) et italiennes sont sur ce CD en première ligne. Sans jamais sombrer dans l'exotisme de pacotille ni dans de mièvres affèteries, sans exercer pour autant la moindre condescendance envers les musiques populaires dont il s'inspire, Jean-Pierre Como se révèle maître dans l'art de la césure et de l'articulation. Ensemble fluide, sans la moindre suture. Impossible de distinguer la limite entre jazz et danses méditéranéennes, tant ils semblent ici indissociables.

Dans "Boléro", chaque instrument a son rôle à jouer dans le dénivellement des frontières. Les saxophones soprano et naryton de Javier Girotto. La basse électrique et la contrebasse de Dario Deidda. Les batterie et percussions de Minino Garay. Une formation sans fausse note que l'on pourra retrouver in vivo ce lundi sur la scène du Café de la Danse. Un concert qui s'annonce riche en émotion.

Jean-Pierre COMO
Lundi 30 septembre à 20h30  
au Café de la Danse
5 Passage Louis Philippe
75011 Paris

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• La nouvelle donne du jazz français (2) Pierrick Pédron : Une musique réellement libre

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Pierrick-Pedron_by-EliseDutartre_2011.jpgTous les chemins mènent au jazz. Quand Franck Avitabile lui applique l'élégance et la rigueur de la musique classique, le saxophoniste et compositeur Pierrick Pédron commence précocement sa carrière dans les bals populaires, avant d'être frappé de plein fouet par le jazz lors de sa seizième année. Parcours atypique dont ses créations porteront plus tard la trace. Car tout en s'inscrivant dans la mouvance d'un renouveau du jazz-fusion (porté notamment en France par Erik Truffaz ou Julien Lourau), Pierrick Pédron y apporte une couleur nouvelle, une touche frenchy pop jazzystiquement transmutée.

Après avoir accompagné quelques incontournables pointures (Magic Malik, Stéphane et Lionel Belmondo, Wynton Marsalis, Michel Graillier), tourné dans Pierrick-Pedron.jpgles clubs de jazz new yorkais, Pierrick Pédron fonde son propre quartet. En 2001 sortira son premier album "Cherokee". Une carte de visite, une note d'intention fulgurante, qui rend hommage à ses maîtres en des compositions de haut vol dont certains approchent les cimes atteintes par ses prédécesseurs. Ce qui n'est pas un mince exploit quand les mentors en question se nomment Thelonious Monk, Miles Davis ou John Coltrane. 

Pierrick Pédron offre bien davantage qu'un simple exercice de style, qu'un "à la manière de" somptueux mais un peu vain. Dans ce premier opus, déjà, sa griffe affleure ; même si l'on est encore loin, en apparence, des envolées très personnelles Pierrick-Pedron_2.jpgde ses opus postérieurs. Si "Classical Faces" semble élargir le sillon creusé, il n'en affirme pas moins, paradoxalement, la touche spécifiquement pédronienne. Celle-ci ne se résume pas à son seul "héritage", chose qui fut souvent reprochée à un Wynton Marsalis. Pierrick Pédron se démarque ici nettement des néo-classiques ou des rétro-futuristes du jazz, brillants compositeurs qui recréent une musique à l'ancienne qui sonne comme neuve.

Là où "Cherokee" explorait des univers et des styles, sculptait les sons et les tonalités, "Classical Faces" met en relief les talents de mélodiste du jazzman, qui acquièrent ici une dense évidence. Cherokee_Pierrick-Pedron.jpg"Riton à Nashville", "Naïf", "La chanson d'Hélène" ou "Memrien" possèdent une saveur acidulée et teintée de mélancolie et posent les fondations de la pedron's touch. Les influences s'y métissent et s'y ramifient. On y croise les spectres toniques des chansons de Juliette Gréco, Michel Legrand, Prévert/Kosma ; des films noirs des années 50. Mais également de la musique post-moderne. L'influence de Vincent Artaud, bassiste et arrangeur de cet opus. Ce dernier a en effet offert, en tant que compositeur, nombre d'œuvres instrumentales fortes en bouche qui s'inscrivent dans cette mouvance. Porté par un sextet de référence (dans lequel on trouve également l'indispensable Magic Malik), le disque est un succès critique.

Il en ira de même avec "Deep in a dream". Ici, le saxo de Pierrick se fait moelleux, velouté, d'une délicatesse infinie. Sa palette de jeu s'élargit et s'affine. L'interprète atteint sa maturité, délaissant provisoirement le créateur, qui n'en rebondira que mieux vers des horizons neufs. Deux compositions seulement pour un florilège de reprises à la grâce aérienne. Plus proches du smooth et du cool jazz que du bop. Un trio batterie, piano sax. Deux musiciens américains. Rien ne prépare l'auditeur à la bifurcation radicale que représentent "Omry" et "Cheerleaders".

Il n'est pas exagéré de penser qu'"Omry" est ce qui est arrivé de mieux au jazz-fusion à la française depuis les premiers pas de Julien Lourau. Dès le premier morceau, les ambiances se juxtaposent et se fécondent pour passer à la vitesse supérieure. Chacune des couleurs esquissées dans les précédentes trouve ici sa juste place. Certains artistes arrivent Pierrick-Pedron_5.jpgarmés de pied en cap, déjà porteurs d'un univers dès l'initial balbutiement. Il semble que ce soit par petites touches impressionnistes que Pierrick Pedron crée son univers.

Avec "Omry" il prend toute son ampleur. Aux éléments précités, le compositeur-interprète ajoute une touche d'électro-jazz, susceptible de heurter certes ceux qui n'avaient su voir en lui qu'un énième émule surdoué de Thelonious ou de John Coltrane, mais qui confère à "Omry" une remarquable cohérence, ainsi qu'une rare puissance d'évocation. Car la fée électricité n'est pas ici, comme chez Truffaz, sollicitée pour repousser de quelques crans les limites de l'expérimental ; elle est intégralement mise au service d'une ambiance de film noir. Comme si Art Blakey et Carla Bley venaient à percuter Moby, pour qu'au final les trois ne fassent plus qu'un. Véritable CD manifeste, "Omry" digère et recycle les maîtres, et multiplie les colllages audacieux pour inventer une forme nouvelle. "Omry" est dans le même temps d'avant-garde et grand public, confortable et dérangeant.

PedronPierrick Cheerleaders w-copie-1S'ensuivra le métissage insensé et monstrueusement génial de "Cheerleaders", l'un des paris les plus osés qui soient, musicalement parlant, depuis que la lurette est belle. Fusionner en un corps unique musiques savantes et populaires, celles-là même que les esthètes ne prennent qu'avec des pincettes. Hybridation délirante mais somptueusement maîtrisée de Wayne Shorter et des Pink Floyd, d'Art Blakey et des musiques de fêtes foraines, de Francis Lai et de Sonny Rollins, De Charlie Parker, Francis Lopez et Magma. Une œuvre qui ne raconte rien moins que la vie d'une majorette, une cheerleader. A l'heure actuelle, l'œuvre la plus personnelle et la plus profondément originale de Pierrik Pédron, qui lui vaudra encore une fois la reconnaissance de la critique.

Pour son disque suivant, "Kubick's Monk", le compositeur-interprète retrouve ses fondamentaux, en explorant des morceaux peu connus de l'immense Thélonious. Autre forme d'expérimentation, puisque délivré de l'ombre parfois pesante des interprétations de référence, il peut donner libre cours à sa créativité saxophonique. Le résultat : un disque choc, enrichi par les arrangements du fidèle Vincent Artaud.

Compositeur remarquable, interprète époustouflant, Pierrik Pedron exprime tour à tour chacune de ces facettes. Au gré de ses pulsions, de ses envies. Et offre cette chose devenue si rare et si précieuse : une musique libre.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• La nouvelle donne du jazz français (1) Franck Avitabile : quand le bebop tutoie Chopin

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Franck Avitabile-2Le jazz constamment se réinvente, bien au delà de l'habituel cénacle d'initiés. Et demeure,  indépendamment des modes, l'une des musiques actuelles les plus fertiles en émotions. Peut-être parce qu'elle sait s'adapter rapidement au plus vif de la modernité sans jamais en copier les tics. On peut la délaisser, parfois. Mais on y revient, toujours. Depuis quelques années, je ne percevais plus de la planète jazz que ses plus fulgurants météores. Autrement dit, ses représentants les plus exposés, ce qui ne signifie nullement ses moins doués prophètes. Et soudainement, une fringale d'exploration, de découverte.

Quelques anthologies et quelques claques (également d'anthologie !) plus tard, je dus me rendre à l'évidence: le jazz s'était forgé de nouvelles légendes, de nouveaux mètres étalons de la création artistique. Plus que par l'interprétation brillante et souvent inventive des grands standards jazzystiques, les années 1990 et 2000 ont brillé par l'émergence de compositeurs d'exception, accoucheurs d'un nouveau langage musical, sans pour autant se couper de leurs racines.

Un rapide tour d'horizon s'imposait dans Brouillons de Culture de ces voix destinées à porter loin. Inaugurer cette série d'articles par les représentants de notre bel hexagone ne relève de nul chauvinisme. Car ici même s'écrivent quelques pages importantes du jazz Franck-Avitabile.jpgd'aujourd'hui et demain.

Du bouillonnement de la scène actuelle, je détacherai quatre grandes figures : Franck Avitabile, Pierrick Pedron, Dominique Fillon et Daniel Mille.

Ne les unit qu'un extrême talent. Leurs terrains d'exploration, leurs instruments d'expression divergent. Mais tous, chacun à leur manière, impulsent au jazz un sérieux coup de fouet et donnent le la à de nouvelles directions.

Franck Avitabile s'aventure dans une voie dangereuse : les épousailles toujours recommencées du jazz et de la musique classique. Parce que la demi-mesure ne saurait y être tolérée. Parce que semblant codifiée à l'extrême. Mais sur cette partition connue, il impose une musique qui n'appartient qu'à lui. Il contourne les monstres sacrés qui gardent les portes du temple et opte pour la transversale. S'il garde en tête les grands modèles que sont Chic Corea et Keith Jarrett, il sait s'en éloigner pour faire œuvre originale.

Là où beaucoup continuent à creuser le sillon Debussy/Ravel/Satie avec plus ou moins de bonheur, voire à se réfugier dans l'ombre tutélaire des minimalistes (Phil Glass, Steve Reich…), Franck Avitabile préfère jouer la carte, peu évidente sur le papier,Franck-Avitabile-3.jpg Brahms/Chopin. Si la magie fonctionne, mieux si elle vous emporte avec autant de grâce et de fluidité, c'est qu'Avitabile y adjoint deux atouts maîtres : un swing à la Bud Powell et son expérience de la musique de films (il a signé la bande son de "La femme de ménage").

Né en 71, Franck Avitabile commence dès l'âge de 9 ans son apprentissage musical. Au programme : Bach, Mozart, Brahms, Debussy. A dix-sept, son existence va bifurquer dans une tout autre direction : il découvre Chic Corea et Keith Jarrett. Un choc suffisamment puissant pour l'amener à s'impliquer corps et âme dans la grande aventure jazzistique. Loin d'être un handicap, son bagage classique se révélera rapidement un atout. Appliquer à l'impro bebop la rigueur d'une sonate, bien sûr d'autres avant lui l'ont fait. Mais il y appose sa griffe particulière. Sa petite musique. Et celle-ci touche droit au cœur. Chopin, Scriabine, Bill Evans et Charlie Parker convoqués en un ahurissant festin de notes, tel est le menu du chef. Et il est des plus savoureux.

Avitabile, après quelques albums confidentiels, verra enfin son talent mis en lumière, sous la houlette de Michel Petrucciani, qui parraine In Tradition, un hommage à Bud Powell. Interprète de haute volée et improvisateur hors pair, Franck Avitabile redonne une jeunesse aux standards en les réharmonisant. Il faudra du temps au compositeur pour parvenir à maturité et affirmer sa manière, qui ne ressemble à nulle autre. Les années 2004 à 2006 seront de ce point de vue déterminantes. Obtention d'une victoire du jazz, catégorie révélation de l'année. Publication de deux albums majeurs dans lesquels, fait nouveau, ses propres compositions dominent "Just Play" et l'éblouissant "Short Stories". Tous deux seront un "Choc" Télérama et propulseront l'artiste hors des sphères des initiés pour s'adresser à un public bien plus large que celui des amateurs purs et durs. Un succès confirmé par l'étonnant "Paris Sketches".

Désormais, Franck Avitabile se produit dans le monde entier. Il a joué aux côtés des plus grosses pointures du jazz d'hier et d'aujourd'hui : Aldo Romano, Jan Garbarek, Wynton Marsalis, Lisa Ekdahl… Sa musique, chaleureuse et fraternelle, à l'élégance élégiaque, tout à la fois novatrice et profondément ancrée dans la tradition, imprègne aussitôt l'auditeur d'une mélancolie tonique. Qu'il est fortement conseillé de consommer sans modération aucune.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Trois ténors du jazz libanais 3) Toufic Farroukh

Publié le par brouillons-de-culture.fr

toufic-farroukh-2083-28452-6525553.jpgEst-il pour un jazzman d'origine orientale d'autre issue que le jazz fusion ? Le cas de Toufic Farroukh inclinerait à croire que non. Mais de ce métissage musical imposé, il saura faire une force. Né à Beyrouth, émigré à Paris, Toufic Farroukh apprend le saxophone sous l'égide de son frère. Sa première intrusion discographique dans le monde du jazz se soldera par un échec. Non tant artistique que public. "Ali on Broadway" revient aux sources d'un jazz classique et classieux, celui d'un Coltrane ou d'un Art Blakey. Toufic Farroukh s'affranchit avec tous les honneurs de la mission qu'il s'est fixée. Il reçoit un accueil critique encourageant, sans pour autant séduire les aficionados. Ce disque hommage, qui s'inspire des maîtres sans les copier offre sans doute trop aux amateurs de jazz une sensation de "déjà  vu". Il y manque cette "oriental touch" qu'on se croit en droit d'attendre d'un jazzman né au Liban.

 

Toufic_Farroukh_3.jpgToufic Farroukh quitte donc (provisoirement) le jazz "à l'ancienne" pour se confronter pleinement à sa "libanéité" "Little secrets" s'ouvre sur une danse orientale endiablée, que le saxophoniste dédie à son père. Déclaration d'intentions ou trompe l'œil rassurant ? La question mérite réflexion. Car, tout en faisant mine de les respecter, Toufic Farroukh se plaît à détourner les grands classiques de la fusion. Oui, oud et saxo se mélangent avec ferveur en une parfaite osmose. Mais ce n'est pas Toufic Farroukh le libanais dialoguant avec le jazz. Ce serait plutôt Toufic Farroukh jazzman dialoguant avec la musique libanaise.

 

farroukh.jpgCe paradoxe persistera tout au long dudit album, sans pour autant freiner le plaisir de l'écoute. Bien au contraire. Cette fois, les jazzeux seront au rendez-vous et feront de cet opus un succès. Dès lors, le musicien semble s'interroger sur le principe même de la fusion et la déclinaison de ses possibles. Le fruit de cette méditation nous sera livré avec "Drab Zeen", où Toufic Farroukh se permet toutes les singularités pour mieux s'affirmer pluriel. Le compositeur-instrumentiste opère un mélange d'ingrédients particulièrement relevé et riche en groove. Musique orientale, mais également électro-jazz, voire techno, quand "ça se fait ça se fait pas je m'en fous" revient comme un leitmotiv obsédant au cœur d'une musique accoustico-électrique du meilleur aloi. Un peu à la façon du classique de la house "le dormeur doit se réveiller".

 

 

TouficFarroukh2011CinemaBeyrouth.jpgToufic Farroukh brouille tous les repères… pour notre plus grand plaisir, livrant l'un de ses albums les plus aboutis à ce jour. Jongleur émérite qui parvient à composer avec toutes les musiques, sans jamais se perdre ni nous perdre. Son dernier album en date, "Cinéma Beyrouth" témoigne d'une maturité musicale étonnante. Déclaration d'amour au jazz, à la musique orientale et à la musique de film. L'ensemble se singularise par une belle homogéinité, peu évidente quand il s'agit d'assembler en un tout unique des éléments si disparates. Il frappe aussi par une force émotionnelle moins présente, quoiqu'on en dise, sur ses précédents albums.

 

  

Le problème de Toufic Farroukh n'est pas, comme j'ai pu le lire ici ou là, dans un soi-disant "sentimentalisme" que les néo-puristes du jazz trouveraient probablement dans bien des œuvres de Coltrane, de Duke Ellington, de Thelonious Monk TouficFarroukh_tootya.jpgou de Ben Webster, mais dans une pluralité trop souvent perçue chez nous comme le signe d'une dispersion. Toufic  Farroukh sait à peu près tout faire, et généralement mieux que la plupart de ses contemporains. Cela agace évidemment certains. Référenciel ? Son jazz l'est de fait bien souvent. Mais il gère ses influences mieux qu'un Wynton Marsalis, auquel le même reproche fut souvent adressé. Parce qu'il a le don de muter les musiques dont il s'inspire, leur imposant parfois de joyeuses transgressions que leurs créateurs eussent sans nul doute approuvées.

 

Et si, à sa manière, discrète et raffinée, Toufic Farroukh proposait une autre manière d'être un jazzman né au Liban ?

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme    

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