Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

• Trois ténors du jazz libanais 1) Ibrahim Maalouf

Publié le par brouillons-de-culture.fr

musique-danse-1268899327609jpg.jpgBien plus qu'un genre musical, le jazz est un pays. Ouvert aux étrangers, aux gens venus d'ailleurs. Ceux qui, à la palette des couleurs musicales, apporteront leur singularité, et donneront du sang neuf à cette vieille dame indigne. Dès lors, ils seront accueillis comme des frères. "Toi qui est différent, tu m'enrichis" disait Saint-Exupéry.

 

Loin d'être figé dans une posture qui virerait vite à l'imposture, de se replier, comme le pensent certains, dans des chapelles, le jazz est l'une des musiques actuelles les plus ouvertes au monde extérieur qui soit. Le métissage demeure la condition sine qua non de son actualité. Au Bataclan à la Villette et ailleurs les rats de cave se mêlent aux novices et aux curieux pour des communions magnétiques. Son étonnante vitalité demeure pourtant inversement proportionnelle à l'inertie des grands médias audiovisuels.

 

Dans ce premier volet (en 3 articles) consacré au jazz d'aujourd'hui, je parlerai de trois compositeurs-interprètes d'origine libanaise, qui ont su fusionner les langages musicaux de l'Orient et de l'Occident avec swing et élégance.

 

À trente et un ans, Ibrahim Maalouf, est doté, non seulement d'une maîtrise époustouflante de la trompette, mais également d'une inventivité constante dans ses créations. Loin de tout exotisme, de tout effet facile, il n'additionne pas les sciences musicales des deux mondes, mais les multiplie l'une parIbrahim-Maalouf-43.jpg l'autre. En y ajoutant, au passage, cet élément qui échappe à tout calcul : la grâce.  Pour ceux que l'homonymie troublerait, sachez que Ibrahim est le neveu de l'écrivain Amin Maalouf. Il est également petit fils de Rushdie Maalouf, poète, journaliste et musicologue. Fils de Nadia Maalouf, pianiste et du trompettiste Naasim Maalouf. Si le milieu ambiant semble propice à développer une sensibilité musicale, il serait en revanche vain et dangereux de tenter d'expliquer le talent par les gênes. Surtout quand le talent a quelque ampleur. La création se nourrit du regard et des expériences. Mais ne peut s'élaborer sans un travail acharné. Et sans ce plus imprévisible qui sépare l'habile technicien du mélodiste accompli.

 

Ces ascendants revêtent pourtant quelque importance ; c'est son père qui lui donna le sésame pour ouvrir sa propre caverne d'Ali Baba. Elle prit la forme d'une trompette diatonique qu'inventa Naasim Maalouf dans les années cinquante. Cet instrument possède pour particularité de pouvoir jouer les quarts de ton. Ce qui ne signifie rien d'autre que pouvoir, ainsi, interpréter les musiques arabes. Outil dont Ibrahim va transformer la stupéfiante grammaire en luxuriante poésie sonore.

 

ibrahim_maalouf_album.jpg

Auprès de son père, l'enfant s'initiera non seulement aux mélodies orientales, mais également aux classiques ainsi qu'aux contemporains. Un bagage dont il saura se servir à bon escient. Dès neuf ans, l'enfant témoigne d'une belle maîtrise de l'instrument. Bientôt, la guerre du Liban et les interrogations qu'elle suscite, participeront douloureusement à la genèse du musicien. Exilé avec sa famille dans une banlieue parisienne, il y demeurera fidèle à sa passion. Il travaille d'arrache-pied afin de se préparer à participer à un maximum de concours internationaux. S'initie à toutes sortes de répertoires.

 

 

Ce n'est que parvenu à un certain stade de perfection technique (il fut récompensé, entre autres, par une Victoire de la Musique l'année dernière pour ses interprétations) qu'il se permettra d'exprimer sa sensibilité. À travers deux disques qui ouvrent de nouvelles voies dans le jazz. En dépit de son jeune âge, Ibrahim Maalouf a l'étoffe d'un défricheur. Une sorte de Miles Davis version orientale. La totale sincérité de sa démarche, la puissance émotionnelle qu'offrent chacun de ses concerts : autant d'atouts qui lui évitent bien des culs de basse-fosse. En premier lieu celui qui ferait de ses origines un élément "exotique". En second que sa maîtrise extrême de l'instrument ne devienne un obstacle.

 

 

"Diasporas" séduisait sans totalement convaincre. On y sentait un créateur (et pas seulement un interprète) d'exception. Mais qui creusait encore, cherchait sa voie. Sa voix. Elle se mit à résonner avec une force phénoménale dans son second album "Diachronism", qui révèle une identité musicale forte, dont "Diasporas" constituait une première approche. On n'y assiste pas à un simple dialogue entre Orient et Occident, mais à une sorte de transmutation alchimique, énergétisante au Evry-Daily-Photo---Theatre-de-l-Agora---Ibrahim-Maalouf-2.jpgpossible, des deux visions, pour n'en plus former qu'une à travers cet ardent terreau de convergences qu'est le jazz.

 

Sur scène, Ibrahim Maalouf électrise totalement son public. : Il joue avec lui, l'interpelle, bouscule ses habitudes. Et les notes s'emballent, frôlant de près la beauté sombre et dynamique du rock. Énergie rockn'roll, désinvolture apparente de qui tutoie si souvent l'excellence… Maalouf aspire tous les genres dans un tourbillon magnétique pour mieux les transformer dans ses notes. Rock, jazz-rock, jazz-fusion : des étiquettes dont il semble se défier. Qu'importe, au bout du compte demeure la Musique, avec sa belle majuscule.

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans polyphonies

Partager cet article
Repost0

• Otto Ganz : une leçon de souffle

Publié le par brouillons-de-culture.fr

GANZ-2.jpgPoète, romancier, plasticien, Otto Ganz est sans doute l'un des plus beaux fleurons de la jeune scène poétique belge. L'un des romanciers les plus innovants de l'outre-Quiévrain. Et… je ne parlerai pas ici de son activité de plasticien, non seulement car ceci m'éloignerait du sujet, mais parce que j'avoue en ignorer quasiment tout, Otto Ganz ayant essentiellement exposé en Belgique.

Tant de dithyrambes peuvent sembler excessives, mais les œuvres dudit les justifient pleinement.

 

À vrai dire, j'aurais pu totalement passer à côté de Otto Ganz. Tout commença avec le livre d'un ami écrivain, Orlando De Rudder : "Rhétorique de la scène de ménage". En exergue de nombreux chapitres, Orlando cite une phrase d'Otto Ganz, dont la beauté et la profondeur me laissèrent sans voix. Qui était cet auteur dont je ne savais rien et qui déjà m'apparaissait majeur ?

 

otto-ganz-enroulement.jpgQuelques recherches en librairie plus tard, je savourais "L'enroulement". Succulente entrée en matière que ce roman sublimé par une langue unique, qui porte le verbe haut et maîtrise le lyrisme à froid mieux que personne, ne le laissant jamais prendre le pas sur l'histoire et sur des personnages forts.

 

Plus épicée fut ensuite ma lecture de "La vie pratique", roman érotique d'une force terrible, surfant entre Bataille et Sade mais sachant imposer sa propreotto-ganz-vie-pratique.jpg musique et dressant le portrait d'une femme multiple, maîtresse femme et enfant fleur. Ça secoue, ça remue, d'autant que Ganz voue à ses maudit(e)s une impitoyable tendresse.

 

Il me tardait de lire sa poésie. Outre l'impression tenace que m'avaient laissée les ouvrages précités, mon a priori positif se trouvait renforcé du fait que l'homme avait écrit à quatre mains avec Werner Lambersy et Daniel De Bruycker. Soit deux figures emblématiques de la poésie walonne d'aujourd'hui.

 

Étrange et fabuleux objet que cette poésie-là. On se laisse porter et imprégner par elle. Le cœur et le cerveau l'absorbent comme des éponges. Pour qui veut la disséquer par le seul biais de l'intellect, elle demeure pour ainsi dire inaccessible et hermétique. Mais pour qui sait vivre dans l'unique instant du vers, pour qui prend la beauté qui le submerge sans poser de questions inutiles, pour qui la reçoit avec simplicité et naturel, elle est immédiatement familière et pénètre en profondeur.

 

Pour chaque recueil, il est parfois difficile de trancher -d'ailleurs, est-ce vraiment nécessaire ?- S'agit-il d'une multitude de poèmes de trois ou quatre lignes, façon haikus ? De poèmes courts ? D'un seul et unique poème dont chaque page constituerait un nouveau chapitre ? Otto Ganz brouille les pistes. Et comme il a raison… car on aime à se perdre dans cette jungle hospitalière de mots, d'images et d'émotions.

 

Le doute vient de ce que l'auteur commence chaque paragraphe par le même mot. Pour "Pavots", "je crois" constitue le pivot de l'ouvrage.otto-ganz-pavots.jpg

"je crois

à la fulgurance

des vertus

du silence

 

je crois

qu'il a fallu perdre

sans cesse avant

de savoir parler"

 

Ou encore :

 

"je crois

le bonheur

érigé sur une

acquisition de lumière

 

je crois

sans erreur

que l'on se trompe

d'autrui"

 


Tout autre semble être le sujet central de "À l'usage de ceux qui apprennent à entendre les mots. Note Didactique". Un titre volontairement pompeux, grandiloquent, sorte de pied de nez sémantique à ceux qui se prennent trop au sérieux. Otto Ganz ne nous trompe pas pour autant sur la marchandise, même s'il interprète l'intitulé à sa manière. Si chaque phrase de cette "note didactique" commence par "Il se peut que le poème", elle s'achève invariablement par "Et ce n'est pas ici qu'est le sens"

otto-ganz-usage.jpg

"Il se peut que le poème

soit un élagage si fort

que l'essentiel des voix

subsiste

 

Et ce n'est pas ici qu'est le sens"

 

Ou encore :

 

Il se peut que le poème

soit une des marches

de l'escalier branlant

qu'est la survie

 

Et ce n'est pas ici qu'est le sens"

 

 

 

otto-ganz-lecon-souffle.jpg

Cette obsession stylistique, signe d'un recommencement perpétuel pour tenter d'exprimer au plus juste, au plus précis, est déjà présente dans le magnifique recueil antérieur "Leçons de souffle".

"Voici diront-ils

les émotions qui

te seront interdites

pour toujours

 

celles qui ont

tenu jusqu'à présent

dans l'espoir

d'en goûter plus"

 

 

Il serait tentant de séparer le romancier du poète. Mais les choses ne sont pas si simples. Il y a dans ses romans de purs moments de poésie, même si ses poèmes ne contiennent en aucun cas des fragments de romans. Certes, ses récits narrent des histoires, et brossent avec brio le portrait de personnages hors norme ; quand Otto Ganz poète décrit un ressenti, une émotion, tente de traquer l'indicible. Certes, Ganz romancier ne rechigne guère aux envolées lyriques, quand le barde Otto Ganz, à chaque nouveau recueil, semble tendre vers l'épure.

 

otto-ganz-3.JPGMais il existe entre ces deux facettes une convergence majeure : ce que semblent raconter les romans d'Otto Ganz, c'est la difficulté d'être pleinement. En filigrane de ses poèmes, la difficulté à dire vraiment ce qui est, à ajuster paroles et pensées pour transcrire au plus exact notre réalité intérieure.

 

Et dans les deux cas, dans une sorte d'optimisme lucide, Otto Ganz paraît affirmer que cela n'a pas d'importance. Que tout cela n'est qu'un jeu, même si la farce est parfois cruelle. Et qu'il est capital de rire de nos impasses, de peu d'importance face à cette chose immense, essentielle : nous sommes vivants !

 

 

Pascal Perrot, texte

Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans peau&cie

Partager cet article
Repost0