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avec ou sans bulles

• Violeff, petit prince oublié du noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Un trait élégant et précis, un sens aigu de la punchline, des portraits plus vrais que nature de losers magnifiques oubliés de la chance, tout semblait réuni pour que Violeff devienne le nouveau chef de file du Noir version BD. Étrangement, le dieu des bulles semble en avoir décidé autrement. Après avoir offert à la postérité trois albums majeurs dans les années 80, Violeff semble disparaître des radars du neuvième art. La nécessité s'impose d'appuyer quelques instants sur la touche retour rapide.

Nous sommes entre la fin des années 70 et le début des eighties. Le monde artistique, en effervescence de toutes parts, bouillonne d'impatience à se redéfinir, à affirmer ses mues, à dresser ses miroirs. De deux de ces flux d'énergie, une troisième vague va naître. D'un côté, le roman noir développe une somptueuse excroissance avec l'apparition du "néo-polar". Romans souvent sombres et violents, ancrés dans une réalité sociale, avec parfois une dimension politique. Les héros sont désenchantés, mais savent encaisser les coups. Ils arrive même qu'ils les rendent. Aux classiques personnages du flic ou du détective, leurs auteurs préfèrent souvent les citoyens ordinaires happés dans une histoire qui les dépasse. Manchette, Vautrin, Benacquista, Jean-François Vilar, Daeninckx donneront à ce courant toutes leurs lettres de noblesse.

• Violeff, petit prince oublié du noir

Sur un autre versant de l'époque, la BD entre dans une phase adulte. Métal Hurlant, l'Écho des Savanes, Fluide Glacial ont déjà largement défriché le terrain. Une nouvelle mutation s'opère avec le nouveau venu "À suivre", qui inventera la notion, depuis largement répandue, de "roman graphique". Des histoires au long cours, des albums format XXL. Entre ces puissants mastodontes, quelques francs-tireurs qui explorent d'autres possibles du "one shot", de l'histoire qui se décline et condense en un unique épisode. De ce riche terreau naîtra Violeff.

Entre un neuvième art plus mature et un polar régénéré, dépouillé de ses codes néolithiques, une rencontre s'imposait. Elle s'opéra, même si l'on était en droit d'en attendre plus nombreuse progéniture. Le prolifique Tardi semble sur tous les fronts, multipliant les collaborations : Vautrin (Le Cri du Peuple), Manchette (le mythique "Griffu"), Daeninckx ("Le der des ders") et l'un des pionniers du polar made in France, le malicieux poète anar Léo Malet (Nestor Burma). Ferrandez, quant à lui, jouera la carte Benacquista ("La boîte noire" "L'outremangeur"). Des loups solitaires qui se sont engagés dans cette aventure, en dépit de réussites artistiques dans certains cas évidentes, seul Sokal tirera son épingle du jeu, avec l'inspecteur Canardo, inventant au passage le polar animalier (j'en parlerai sans doute dans un prochain article).

Un regard superficiel trouvera sans doute une certaine ressemblance entre le coup de crayon de l'auteur de "Si ça sonne ça saigne" "et celui de "Adèle Blanc-Sec". Mais un examen plus approfondi mettra en relief des différences essentielles : là où le maestro Tardi excelle à empâter visages, ombres et corps, Violeff offre à ses personnages des allures de pierrots lunaires égarés dans un réel sur lequel ils pèsent à peine. Loin d'être un simple détail, cette particularité en dit long sur la nature de leurs univers réciproques. Les héros ou anti-héros de Tardi ont pris beaucoup de coups, savent les encaisser et à la longue se sont forgés leur carapace. Même perdants ils demeurent debout quoiqu'il en coûte. Ceux de Violeff sont aux antipodes : presque effacés, dénués de consistance, les réalités les plus brutales semblent glisser sur eux car ils ne sont pas tout à fait de ce monde. Lunatiques et presque hors-jeu de nature, en perpétuel décalage avec ce qui se passe autour d'eux, parfois sauvés par cette apparente nonchalance même.

Ne pesant pas sur leur environnement, le pire souvent glisse sur eux. Monsieur Plume, Monsieur Hulot, traversent la réalité des grands, faite d'espoirs déchus, de coups de poings douloureux, de revolvers et de couteaux, d'amants éconduits, de malfrats éclopés, et sur ce carrousel d'anges boiteux du mal posent leur regard innocent, sans malice, qui s'étonne sans juger, laissant bras ballants la faucheuse déconcertée par tant de naïve inadéquation au monde. Banlieues mornes, arnaques à la petite semaine, pigeons récalcitrants, voisins indiscrets persuadés d'avoir tout compris, vigiles mal lunés, kidnappeurs maladroits... Violeff déploie avec une belle énergie sa galerie de personnages dans des décors tirés au cordeau et propices à l'éclosion de toutes ces vies ruinées.

Dialogues et apartés de ses anti-héros ou de leur narrateur valent souvent leur pesant d'or.
"Mon corps est une esquisse. Ma mère m'a fait grosso modo au fusain"
"Il restait des miettes sur le bitume. J'ai mis du temps à comprendre que c'était moi"
"Les mauvais camarades à l'usine, c'est comme la mauvaise haleine en amour, ça gâche tout"
"Ça lui faisait tout drôle d'être honnête. C'était relax, comme des vacances chez sa grand-mère".

Beau florilège quasiment audiardesque. Scénarisées comme de véritables court-métrages graphiques, les œuvres de Violeff ne semblent pas celles d'un bédéaste mettant son art au service d'un nouveau courant littéraire. Ne sommes-nous pas plutôt en train d'assister à la naissance d'un des auteurs de ce dernier, à classer quelque part entre Fajardie et Manchette, avec un zeste de l'humour du précurseur Léo Malet ? Une tonalité, en tous cas, reconnaissable entre mille.

Après trois albums de haut vol, Violeff déserte le monde des phylactères, laissant nombre d'amateurs du neuvième art orphelins. Quelques années plus tard, notre homme devient, sous son véritable nom de Jacques Bablon auteur de romans noirs qui récoltent des critiques élogieuses et rencontrent un certain succès. Mais ceci est une autre histoire…

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• La République du Catch : coup de foudre à retardement

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Un petit homme falot, si effacé, si banal qu'il en devient monstrueux ; un manchot (l'animal) qui joue merveilleusement du piano, et qui est son unique ami ; une ville aux mains de catcheurs corrompus, menés de main de maître par un bébé d'une intelligence hors-normes ; des mutants improbables, nés de ce que la ville a rejeté, et dont la faiblesse est une force… de ce cocktail dédié à l'ange du bizarre, beaucoup d'auteurs du neuvième art auraient fait un grand délire kitsch et baroque.
Cette matière-là, Nicolas de Crécy la modèle en hymne à la différence, à la complémentarité et à la fraternité. Beau retournement de situation dans une BD fertile en émotions, et qui sait avec doigté toucher le cœur et l'intelligence du lecteur.

• La République du Catch : coup de foudre à retardement

Il serait toutefois exagéré de dire que "La République du Catch" exerça sur moi une séduction immédiate. Et pourtant, dès que le charme commença à opérer, son empreinte en moi fut irréversible, comme un coup de foudre à retardement.

Depuis un certain temps déjà, j'entendais parler de Nicolas de Crécy comme une révélation du neuvième art. À priori, je n'accrochais pas vraiment au dessin à l'origine. Ces personnages aux traits étranges, qui semblaient taillés à la serpe, ces longues pages sans dialogue. En dépit de cette réticence première, c'est avec volupté  que je m'immergeai au cœur du récit.

Soudain  m'apparut évident ce qui au début m'avait échappé : la totale adéquation du texte et de l'image. À tel point qu'il m'était désormais impossible d'envisager l'un sans l'autre, de penser une autre représentation de chacun des protagonistes. Chaque dessin désormais m'apparaissait dans toute sa force et dans toute sa beauté.

Sensation rare que je n'avais que peu éprouvée jusqu'alors. Aux côtés de deux géants. Antérieurement avec Christophe Blain, et sa série "Isaac le Pirate". Et bien longtemps avant avec Comès, l'immortel auteur de "Silence" et de "La Belette". Nicolas de Crécy rejoignait dans mon esprit ce duo magique. Ce qui n'est pas un mince hommage…

Œuvre phénomène, "La République du Catch" l'est à plus d'un titre. En amont de sa création, la commande d'un éditeur japonais, et non des moindres, puisqu'il présida à la publication du grand Taniguchi. Qu'une maison du Soleil Levant fasse appel à un bédéaste français pour réaliser un manga était jusqu'alors inédit.

Nicolas de Crécy connaît le Japon. Il y fut en résidence. Dès lors commence un travail d'arrache-pied. Pas moins de 25 pages par mois. Un rythme d'enfer pour lequel les mangakas s'entourent généralement d'une flopée de collaborateurs. Mais le créateur préféra demeurer seul maître à bord. Détourner les codes du manga en leur infusant une sensibilité purement européenne, en bref hybrider deux cultures qu'apparemment tout oppose ne fut sans doute pas tâche de tout repos. Le résultat est à la hauteur -et plus si affinités- du défi que représentait ce fascinant métissage.

Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Le combat ordinaire : Larcenet forever

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Le combat ordinaire : Larcenet forever

Avec "Le combat ordinaire", Manu Larcenet empruntait une voie relativement peu fréquentée dans le neuvième art.

Il y eut des prédécesseurs (Jean-Claude Denis, Cabanes, Gimenez, David B) et des successeurs (Marjane Satrapi, Riad Sattouf) mais jamais aucun ne le surpassa tant dans la finesse de l'observation que dans la justesse de l'émotion.

"La vie ordinaire" appartient à cette catégorie de BD qui ne cherche ni à provoquer le rire, ni à entretenir le suspense ou mettre en scène des personnages "bigger than life".

Ambition quasi-littéraire, fort éloignée en apparence des canons de l'univers des bulles.

• Le combat ordinaire : Larcenet forever

Larcenet se distingue nettement de ses coreligionnaires, en ne se revendiquant pas de l'autobiographie, ni même de l'auto-fiction. Si l'on peut raisonnablement supposer que s'y glissent de ci de là, de manière volontaire ou non, des éléments de la vie de l'auteur, là n'est pas l'essentiel du propos.

• Le combat ordinaire : Larcenet forever

Comme pour la plupart de ce type de récits, quel que fusse le genre auquel ils appartinssent, ce qui s'y dit compte bien davantage que ce qui s'y passe. De ce point de vue "Le combat ordinaire" se révèle d'une incroyable densité. Manu Larcenet brasse, avec une générosité sans faille, multitude de thématiques essentielles.

• Le combat ordinaire : Larcenet forever

Les rapports délicats à la paternité, au deuil, à l'engagement, tant humain que politique, au couple, à la fraternité, au pardon et au passé ; les ajustements nécessaires et quelquefois douloureux entre nos idéaux et la pesanteur du réel. Autant de sujets abordés avec un œil profondément lucide, où une forme mélancolique de désenchantement ne cède jamais la place à l'amertume. Interrogations ponctuées de réflexions d'une belle profondeur.

• Le combat ordinaire : Larcenet forever

"Le combat ordinaire" n'est pas pour autant un récit statique, où le poids de la parole étoufferait toute vie dans ses personnages. À chaque instant, ça vibre et ça respire avec une touchante humanité. Dans sa fragilité, sa force et ses errances, son anti-héros nous touche comme jamais. Chaque personnage secondaire possède une épaisseur que bien des romanciers ou cinéastes pourraient leur envier.

• Le combat ordinaire : Larcenet forever

Côté dessin, Larcenet parvient à trouver le juste équilibre entre le trait ludique du dessinateur d'humour et une dose de réalisme ancrant son trait dans une réalité quotidienne. Si le bédéaste n'en est pas à son coup d'essai en matière de "BD vérité" (on lui doit également la série "Le retour à la Terre"), il atteint avec le cycle du "Combat ordinaire" une dimension inédite, à laquelle peu peuvent prétendre. Incontournable ? Cela va de soi.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

Série bd culte aux États Unis, "Preacher" est au monde des comics ce que Lynch est à Lelouch, la Vodka au Beaujolais nouveau, Philippe K. Dick à la SF, Bukowski à Marc Lévy ou Maurice Dantec à Anne Galvada. Plus vicieux, plus tordu, plus bizarre et délibérément plus transgressif. À ne pas mettre bien sûr entre toutes les mains. Ça jure et ça blasphème à quasi toutes les pages, ça ne respecte quasiment rien, ça charcle comme du Tarantino sous acides.

Les méchants sont affligés des perversions les plus abominables, et les héros ne valent pas beaucoup mieux. À commencer par le Révérend Jesse Custer.

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

Investi par une entité d'une puissance équivalente à celle de Dieu - née de l'histoire d'amour illicite entre un ange et une démone- il décide d'aller trouver le Créateur pour lui demander des comptes. À sa décharge, sa vocation a été quelque peu forcée par une grand-mère littéralement diabolique et ses âmes damnées. Ses alliés : son ex petite-amie, devenue entretemps tueuse professionnelle ; un vampire irlandais qui ne boit pas que du sang, affectionne l'insulte amicale et l'humour caustique, qui se révélera son plus sûr ami.

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

C'est quasi une règle d'or pour toute création fantasmagorique : pour obtenir du lecteur -ou du spectateur- une pleine "suspension d'incrédulité", il importe que les protagonistes du récit aient du corps, et que leur environnement soit crédible.

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

Et de ce point de vue, la contrainte était forte vu le point de départ assez délirant de Preacher. Le contrat est pourtant rempli au plus que parfait. Les personnages sont d'une formidable densité. Les héros extrêmement attachants en dépit de leurs travers, les méchants abominables. Le monde dans lequel ils évoluent existe. Quant à "l'autre monde", le parti-pris de le traiter de manière concrète et très frontale, entre ses adéphins en bisbille administrative avec les séraphins, son dieu mégalomane, et son "saint des tueurs" qui semble échappé d'un western de Sam Peckinpah, se révèle au bout du compte extrêmement payant.

À ces contraintes, le scénariste Garth Ennis en ajoute une autre : la vitesse. Un pari plutôt gonflé pour une série qui compte soixante-dix épisodes !

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

Gageure infernale que tenir le tempo sur la distance, sans être rejoint par le démon de la précipitation ou pire celui du bâclage. Notre homme s'en acquitte haut la main, menant en quasi-permanence son récit pied au plancher sans que jamais le lecteur ne ressente l'effort. Il n'en ménage pas moins, en un miracle d'équilibre, le temps pour camper ses ambiances et ses personnages, s'offre parfois des arrêts sur image pour revenir sur leur parcours.

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

Le terme si galvaudé "Thriller métaphysique" semble avoir été inventé pour "Preacher". Car c'est exactement de cela qu'il s'agit, dans la plus noble acceptation du terme. Il serait toutefois injuste de minimiser le rôle de Steve Dillon dans cette réussite éclatante. Le dessinateur opte pour un certain nombre de partis pris qui en font le parfait binôme de Garth Ennis. Le trait est net et précis, sans aller jusqu'à un ultraréalisme qui eût nui à la teneur de récit. À l'inverse des héros sombres et torturés, le dessin lumineux surprend. Il était en fait le seul choix possible. La forte caractérisation physique de ses bad boys contribue de plus grandement à la fluidité du récit.

• Preacher, thriller métaphysique jouissif et blasphématoire

La réédition intégrale de "Preacher", devenu depuis longtemps introuvable en France, dans la collection Vertigo est un événement de taille. Six albums de plus de 400 pages chacun, qui se dévorent avec un appétit féroce. Les deux premiers sont déjà disponibles. On attend avec impatience la suite. On peut en revanche émettre des doutes légitimes (mais -qui sait ?- peut-être infondés) sur l'adaptation télé de la série. Comment retranscrire sans trahir l'humour noir, l'insolence et les situations parfois extrêmes de Preacher ? Les premiers épisodes verront le jour mi 2016 aux USA, et il nous faudra vraiment le voir pour y croire.

 

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Le chant des stryges : furieusement addictif

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Le chant des stryges : furieusement addictif

Une série française au croisement de "X Files", de "24h" et de "Fringe", qui se paie le luxe de battre ses modèles sur leur propre terrain ? C'est en BD que ça se passe. L'objet en question ? "Le chant des stryges", de Corbeyran et Guérineau. Des albums haletants, addictifs, riches en coups de théâtre et retournements de situations. Dont chaque épisode remet en question ce que nous pensions savoir.

Ce n'est pas un hasard si j'use ici de références télévisuelles. Le scénariste lui-même ne s'en prive guère. Chaque cycle d'albums s'intitule "saison" et chaque nouvel opus "épisode". Certains personnages du "chant des stryges" font l'objet de quatre mini-séries parallèles "Le maître de jeu" "Le siècle des ombres" "Les hydres d'Arès"et "Le clan des chimères". Autrement dit, ce que le "spin off" est au petit écran. Si "le chant des stryges" se contentait d'un démarquage habile des séries précitées, incontournables pour le geek de base, tout juste figurerait-elle au rang de curiosité.

• Le chant des stryges : furieusement addictif

Mais sa force, comme la vérité, est ailleurs. Corbeyran, par-delà les clins d'œil évidents, recycle et modernise un pan entier de la culture populaire. Notamment les maîtres du roman-feuilleton (qui eut son heure de gloire entre le milieu du dix-neuvième et le début du 20ème) : Gaston Leroux, Gustave Lerouge, Maurice Leblanc, Souvestre et Allain (les auteurs de "Fantomas"). Guérineau, le dessinateur, n'est pas non plus avare en sous-textes, citant en vrac Gustave Doré, Odilon Redon, Füssli, peintres visionnaires s'il en fut, mais également le Druillet de Lone Sloane, Jean-Claude Gal ou Bernie Wrightson. Loin d'être un simple imitateur, il s'en inspire et s'en nourrit.

• Le chant des stryges : furieusement addictif

Rarement binôme du neuvième art aura été plus équilibré et plus stimulant. Car l'imagination fertile de Corbeyran trouve non seulement dans le talent de Guérineau un lumineux écho, mais également un amplificateur. Guérineau s'avère en effet aussi à l'aise dans le dessin réaliste que dans le fantastique pur. Un peu comme si Hermann ou Vance et Druillet s'unissaient en une seule entité. Il n'en fallait pas moins pour transcender la donne de départ et rendre totalement crédible cet univers, qui doit tout autant à Ian Fleming et John Le Carré qu'à Stephen King et Raoul De Warren.

• Le chant des stryges : furieusement addictif

Partis-pris graphiques et scénaristiques audacieux ponctuent un récit sans temps morts. Dont le moindre n'est pas le refus de l'option gothique (le combat du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres), poussé ici à l'extrême. Car si certains personnages apparaissent plus charismatiques que d'autres, aucun ne nous est d'emblée sympathique. Cette multiplication de héros ambivalents, d'individus à priori négatifs devenant positifs au fil du récit (et vice versa) est l'écho démultiplié de séries comme "Breaking Bad" ou "Game of Thrones", mais également de classiques du neuvième art ( "V comme Vendetta", "The Watchmen", "Batman version Frank Miller). "Le chant des stryges" trouve naturellement sa place entre ces monuments de la BD.

• Le chant des stryges : furieusement addictif

Un attentat dans une base militaire ultra-secrète contre le président des Etats-Unis n'échoue que grâce à l'intervention d'une mystérieuse tueuse à gages. Look Catwoman, toute de cuir noir vêtue, un régal pour les fétichistes SM. L'incendie qui s'ensuivra ne fera qu'une seule victime : un cadavre non-humain qui n'aurait pas dû se trouver là. Un corps qu'examine avec soin la compagne de Nivek, le responsable de la sécurité. Parce qu'elle a évoqué son existence, notre homme sera remercié de ses services.

• Le chant des stryges : furieusement addictif

Nivek n'est pas de ces personnes qui attirent d'emblée la sympathie. Un peu falot, sans imagination, volontiers cynique, infidèle. Il évoluera au cours du récit. Parce que sa curiosité le pousse à en savoir davantage. Parce que sa vie, et celle de sa compagne, seront bientôt mises en danger. Les circonstances l'amèneront à s'associer avec notre belle tueuse contre un ennemi commun. Sans pouvoir pour autant être certain de sa fiabilité. Les buts de l'organisation pour laquelle elle travaille se révèlent en effet de moins en moins clairs au fil des épisodes. Debrah Faith (le nom de l'étrange amazone) cependant est un électron libre, sans respect de la hiérarchie. Elle aussi désire des explications et n'hésitera pas à bousculer les règles établies pour remonter jusqu'au big chief, Un drôle de corps, sorte de sosie de Karl Lagerfield, savourant des insectes comme des cacahuètes et parlant la plupart du temps par énigme.

• Le chant des stryges : furieusement addictif

A ces personnages, il convient d'ajouter un multi-milliardaire au sommet d'une entreprise tentaculaire, le visage couvert d'un masque de cuir ; on le soupçonne d'être en réalité un alchimiste âgé de plusieurs siècles. Et naturellement les stryges. Créatures de légende (et de cauchemar) également appelées "furies" dans la mythologie, ces êtres mi-hommes mi oiseaux imposent leur volonté à nombre de grands de ce monde. Les stryges peuvent apporter la richesse, la connaissance … ou la mort. Qui croise indûment leur chemin (surtout s'il est confronté à leur chant) risque la folie ou l'émergence de désordres corporels graves. Les stryges sont-elles pour autant des ennemis du genre humain ? Pas si sûr. Peut-être ne font-elles que se protéger de l'avidité de notre race, après en avoir été les mentors…

• Le chant des stryges : furieusement addictif

A la lecture des dernières lignes, plus d'un lecteur songera sans doute que j'ai spoilé l'ensemble de la série. Il n'en est rien. Nous n'en sommes qu'aux prémices. L'histoire se ramifie, se densifie sans cesse. Chacun de ses protagonistes (en particulier Nivek et sa compagne) gagne en épaisseur et se révèle plus complexe et plus riche. Alors que l'on attend de pied ferme le tome 5 de la saison 3 (chaque cycle comporte 6 épisodes), la série continue à mener ses lecteurs par le bout du nez… pour leur plus grand bonheur !

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans avec ou sans bulles

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• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Publié le par brouillons-de-culture.fr

• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Premier né d'une grande famille d'asociaux haut en couleurs, Raymond Calbuth est l'une des créatures les plus étranges qui soient. Croisement improbable de Candide, des Bidochon et d'Ignatius Reilly ("La conjuration des imbéciles"), l'incident le plus banal devient, avec lui, une épopée digne de l'Odyssée. Champion du décorticage de vache qui rit -ah, la fameuse languette rouge…-, c'est un aventurier du quotidien "on ne sait jamais où je serai… tantôt dans la cuisine, tantôt dans le salon, tantôt dans l'entrée", bat régulièrement ses propres records d'endurance sexuelle - lesquels se comptent en secondes- et déclare à son épouse "jamais plus de cinquante ans avec la même femme".

• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Les petits déjeuners prennent l'allure de parties d'échec où le déplacement du beurrier peut vous prendre par surprise. La machine à laver qui tourne ou le poulet qui rôtit - il n'avait aucune chance dès le début- sont des spectacles que les Calbuth suivent avec passion.

Peignoir rouge matelassé, grosses lunettes, quelques cheveux épars sur le haut du crâne, Raymond Calbuth est un retraité frénétique, qui chasse le chariot sauvage dans les supermarchés ou fait de la plongée sous-marine dans sa baignoire. Attention aux seuils de décompression ! Dans ses grandes envolées lyriques, Calbuth évoque parfois Achille Talon, mais sa distorsion permanente du réel en ferait plutôt le cousin tendre de Léon La Terreur.

• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Raymond forme avec Monique un couple amoureux et solide. Elle accepte avec bonhomie son machisme tranquille et le suit dans chacune de ses aventures, même et surtout les plus improbables. Elle y ajoute parfois le grain de sel de son bon sens terrien. Jamais cependant elle ne sous-estime l'importance des enjeux fixés par lui qui, en retour, lui témoigne chaque jour son affection, fût-ce sous les formes les plus délirantes.

Le symbole de leur amour : leurs deux dentiers baignant dans le même verre.

• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Les Calbuth sont comme des enfants réinventant le monde à chaque instant. Le supermarché devient une jungle où toutes les odyssées prennent corps. Il n'est pas rare d'y croiser des caddies à l'état sauvage.

Chaque micro-événement devient, dans l'existence des Calbuth, l'occasion d'une turbulente saga. Le petit-déjeuner, sur une table en damier, se métamorphose en partie d'échecs. Une tartine trempée dans le bol, une cuillère avancée peuvent remettre en cause la victoire de Raymond. Le diner avec les voisins devient "concours de discussion". Et lorsque ça chauffe un peu trop entre USA et URSS, on peut faire confiance en Calbuth pour ramener les deux grands à la raison. D'ailleurs, le silence dont ils honorent ses lettres est éloquent.

• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Monique Calbuth, en dépit des apparences, est loin d'être un faire-valoir. Un amour sincère et profond l'unit à son seigneur en pantoufles. Elle est son facteur d'équilibre et sait le ramener en douceur au réel quand ses délires prennent trop d'ampleur.

• Tronchet (2) Raymond Calbuth, un seigneur en pantoufles

Les Calbuth, comme tous les personnages de Tronchet, sont socialement et géographiquement situés, ce qui confère une vérité, une densité, une crédibilité étonnantes à leurs extravagances. Comme les Poissart et Jean-Claude Tergal, qu'ils croiseront d'ailleurs brièvement, ils habitent Ronchin, commune du Nord sise dans la banlieue lilloise. Et s'il est peu probable que vous y croisiez les Calbuth, ceux-ci demeurent à la cité ce que Tarascon est à Tartarin : une carte d'entrée dans les mythes et légendes de notre époque.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Pour lire la 1ère partie consacrée à Tronchet....

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• Tronchet (1) cinquante nuances d'humour noir

Publié le par brouillons-de-culture.fr

tronchet.jpgS'il pratique également avec bonheur l'humour absurde, sa déclinaison des nuances les plus subtiles de l'humour noir singularise les albums de Tronchet. Acide, grinçant, doux-amer ou jusqu'auboutiste, du simple grain de sable à l'arme de destruction massive, le bédéaste manie avec la même aisance l'arsenal du rire qui fait mal. Genre transgressif s'il en est qui permet d'évoquer tout ce que nous refusons de voir pour déclencher simultanément l'hilarité et le malaise.

Tronchet ne lésine pas sur les sujets qui fâchent : la maladie, la vieillesse, les SDF, la misère affective et matérielle, le harcèlement sexuel... tout passe au filtre de son esprit frondeur. Avec une rage de détruire les tabous qui nous fait quelquefois songer à un Reiser qui serait adepte de la ligne claire. Le dessin est précis, classique sans excès, même lorsqu'il croque des trognes impossibles et renforce 34blog373q_s.jpgsouvent l'horreur des situations. Tronchet n'hésite pas à surcharger ses personnages jusqu'à l'hallali de coups durs ; mais ces losers de naissance savent encaisser, ils en ont vu bien d'autres.

Tronchet eût pu se contenter d'aligner des gags trash dans des histoires sombres et drôles, révélatrices du monde où nous vivons. Ce qui en soi déjà serait digne d'éloges en ces temps de retour au politiquement correct. Au lieu de quoi il s'attache à faire vivre sous nos yeux une ébouriffante galerie de perdants, insupportables mais attachants dans leur manière incongrue d'affronter l'adversité. 

Jean-Claude Tergal, Raymond Calbuth, les époux Poissard, l'épicier Grobert ou jean-claude-tergal-4.jpgMonsieur Paintex restent des figures inoubliables de la BD contemporaine. Victimes d'une malchance incurable qui leur colle littéralement à la peau, ils savent la plupart du temps garder la tête haute dans les pires circonstances. Mieux : ils formulent des projets insensés, des rêves de gloire dont ils ne sont pas dupes. Ils savent qu'un impondérable, quand ce n'est leur propre nature, les empêcherade se réaliser ; ils n'en mobilisent pas moins toute leur formidable énergie pour une hypothétique victoire.

Si Tronchet est impitoyable envers ses anti-héros, jamais il ne les juge ou ne les prend de haut. Il rit et souffre avec eux. Il est le grand frère qui s'en est sorti, pas l'adulte moralisateur. S'il les accable de tous les maux, c'est parce que leur vie est ainsi.

 

Une gueule d'atmosphère, une hygiène douteuse, portant été comme hiver une impayable doudoune, possédant une vision très basique de la vie, Jean-Claude Tergal pense et vit petit. Il est affligé d'amis à l'humour assez lourdingue, qui jean-claude-tergal.jpgn'hésitent pas à l'occasion à faire de lui leur souffre-douleur, à contrecarrer voire à lui voler ses rares "bons plans". Car Jean-Claude possède une obsession récurrente : trouver l'amour. Il ne s'est jamais vraiment remis de sa seule grande histoire. Quand ses amis ne s'attachent pas à lui "casser la baraque", notre champion de la lose y parvient fort bien lui-même. Du détail qui tue à la phrase de trop, d'une maladresse irréparable, il semble avoir pour mission de scier la branche sur laquelle il est assis. Une tâche dont il s'acquitte avec célérité.

Pourtant, à sa façon particulière, Jean-Claude Tergal est un battant, qui baisse rarement les bras. Régulièrement, il passe "à l'attaque". L'échec ne le décourage pas. Il ne recule pas devant illustration_tergal.jpgles moyens les plus absurdes et les plus improbables (par exemple, appeler toutes les femmes de l'annuaire de sa ville). De plus, son aptitude à l'auto-dérision nous le rend souvent touchant. Pathétique, mais touchant. Et ses amis, même s'ils le vannent sans cesse, s'ils sont pétris d'égocentrisme, même s'ils pointent impitoyablement chacune de ses tares; ils n'en répondent pas moins présent au moindre coup dur. Cependant, si elle est l'une des plus populaires, la série n'est pas sans défauts. La thématique tergalienne possède ses limites intrinsèques ; si certains albums frôlent l'excellence, d'autres en revanche se révèlent extrêmement inégaux.

Tronchet s'autorise de fait quelques échappées hors des bornes qu'il a lui même fixées. Vers l'histoire longue ("nous deux moins un", le moins réussi de la série. Ou vers le passé de son personnage ("raconte son DamnesDeLaTerreAssocies02V_15860.jpgenfance martyre" ou "découvre les mystères du sexe", deux opus des plus savoureux). Un personnage que Tronchet incarnera en personne pour la scène, troquant la doudoune grise contre une dorée du plus bel effet.

Avec "Les damnés de la terre associés", le bédéaste n'hésite pas à passer du gris froncé au noir absolu. La cruauté, l'indifférence à autrui font main basse sur les cœurs purs. Egoïstes forcenés (qui parfois se croient généreux), monomaniaques tyranniques, animateurs télévisuels cyniques... Tronchet grossit à peine le trait et fait très souvent mouche.

L'épicier Grobert se persuade d'être un génie littéraire, monsieur Paintex, l'animateur de supermarché, un artiste et Jeff, l'animateur de Cosmos 2000, un rebelle. L'employé de la morgue s'amuse, histoire de mettre de l'ambiance, à des jeux des plus macabres. Tous sont dépassés par le monde réel, à la masse.

Ou broyés par lui, comme les Poissart, poissart-2.jpgcouple uni et heureux. Expulsés de leur maisonnette, ils vivent dans une caravane avec leurs deux enfants. Poissart, affligeant de naïveté, contre lequel le sort s'acharne mais qui jamais ne perd le désir de se battre, ni sa foi en un avenir meilleur. Les Poissard et leurs relations avec un couple de riches jovialement odieux, feront d'ailleurs l'objet d'une série d'albums indépendants.

DamnesDeLaTerreAssociesLes1a_19042005.jpg

Dans le glauque et le sordide, Tronchet va parfois très loin. Il arrive même qu'il franchisse la ligne rouge. Dans certaines histoires du sanatorium, ou un gag déplacé dans les camps de concentration… Mais curieusement, c'est dans l'enfer des "Damnés de la terre associés" que s'invite le plus souvent, au détour d'une histoire comi-tragique, l'émotion. Dans l'histoire d'amour malheureuse de Ronald Potiron, dans les vicissitudes des Poissart, ou encore dans cette histoire sur le harcèlement sexuel qui fait froid dans le dos.

Si regarder en face l'humain dans ce qu'il a de plus vil et de plus misérable ne fait pas peur au bédéaste, il garde pourtant foi en l'humanité ; il le prouve avec la série tronchet-1.jpgRaymond Calbuth, cet aventurier du quotidien, ce seigneur en charentaises, qui sera l'objet de ma prochaine étude.

 

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Printemps noir pour les bédéphiles

Publié le par brouillons-de-culture.fr

fred-dessinateur-bd-philemon.jpgL'annonce du décès de Comès et de Fred fut un raz-de-marée émotionnel. Un peu comme si je venais de perdre deux amis, voire deux personnes de la famille. Le cousin préféré, parfois perdu de vue et le grand frère.

L'importance revêtue par Fred dans mon évolution personnelle, je l'ai quelque peu évoquée dans un article consacré à son génial Philémon (LIRE ICI). Une série qui, même si elle compte Philemon-couv-train-ou-vont-les-choses.jpgquelques épisodes plus faibles, tutoie les trois-quarts du temps les sommets. Une plongée dans l'humour absurde plus radicale et ludique que le théâtre de Ionesco. Une manière, tout en élégance et en délicatesse, de faire basculer notre sens logique dans la quatrième dimension. Un imaginaire foisonnant engendrant d'inoubliables créations, tel ce Manu Manu, animal débonnaire à l'état sauvage mais qui, revêtu d'un costume de gendarme devient un brigadier extrêmement tatillon. Ou ces anges-clowns qui, depuis des siècles, rient toujours aux mêmes blagues. Ou ce charmeur de mirages qui se fait payer en tintements. Ou ces escaliers inversés que l'on monte tête en bas. Ou ses rouleurs de marée qui roulent la marée à la main.

Fred a littéralement changé ma vision du monde. Ses transpositions décalées de notre société la font considérer sous un Philemon-760x1045.jpgangle totalement inédit. Ses BD isolées, regroupées en albums ("Le fond de l'air et Fred" "Ca va, ça vient" "Hum Hum"), mais aussi "Le Petit Cirque" flirtent souvent avec l'humour noir. Mais Fred a la pudeur et le tact nécessaires pour savoir jusqu'où il peut aller trop loin. Grinçant, certes, mais jamais méchant jusqu'à l'odieux. Visuellement parlant, il a osé beaucoup, sans jamais les transformer en faits d'armes : cadres éclatés, collages - notamment de gravures et images d'Epinal-, dessins pleine page, inclusion de photos dans le cœur d'un récit dessiné… Certaines de ses innovations seront reprises par d'autres qui eux, ne manqueront pas de le faire savoir. Après bien des années de silence, Fred avait récemment bouclé le dernier épisode de sa saga "Philémon". Dernier salut de l'artiste avant de tirer sa révérence.

Plus étrange est le cas de Didier Comès. Venu relativement tard à la BD, après comes-didier.jpgavoir été dessinateur industriel et percussionniste de jazz. Deux albums fantastiques de haute facture "Le Dieu vivant" et "L'ombre du corbeau" ne suffiront pas à le projeter en pleine lumière. Le premier est un conte initiatique teinté SF, qui met en scène le personnage d'Ergün l'errant, repris par la suite par d'autres avec un résultat moins heureux. Le second se déroule dans les tranchées et conte les tribulations d'un soldat déboussolé, confronté à des spectres et à un corbeau qui parle. On y trouve déjà en germe certaines thématiques de ses œuvres futures. Le double, la fragile frontière entre les mondes. Mais en ce début des seventies, le neuvième art est en pleine explosion et sans doute ces premières tentatives apparaissent-elles trop timides. Ce n'est que bien plus tard que leur valeur sera revue à la hausse.

C'est alors que Comès opte pour une bifurcation à 360°. Ambidextre, il choisit de dessiner La-belette.jpgdésormais de la main gauche, d'une façon plus "instinctive". A la couleur du "Dieu vivant", il substitue un noir et blanc rugueux, anguleux. Et s'engage dans des récits-fleuve, ce qu'encourage le magazine "A suivre". C'est dans le format long qu'il engendre ses deux chef d'œuvre absolus "Silence" et "La Belette". Si l'on y trouve des points communs avec ses précédents opus, ce sont surtout les différences qui frappent le lecteur de plein fouet. Le fantastique est à présent résolument contemporain, ancré dans le monde des sorciers de campagne et des rebouteux. Didier Comès y témoigne d'un amour renversant pour la différence. Un nain et un idiot du village (le personnage titre) pour Silence. Un enfant autiste pour "La Belette". Secrets de famille et vieilles haines villageoises forment la toile de fond de récits aux rebondissements multiples, parcourus par une émotion à fleur de peau. Oui, je l'avoue, j'ai pleuré comme une madeleine à la fin de "Silence" et de "La Belette". Ce qui ne m'arrive pas si fréquemment à la lecture d'une bande-dessinée.

couvsilence-223x300-copie-1.pngPar la suite, si Comès n'a jamais démérité et jamais livré d'œuvres honteuses, il ne se hissa jamais plus à de telles cimes, références indétrônables fût-ce par leur auteur même. Des œuvres fortes et troublantes, comme "Eva", "L'arbre-Cœur", "La maison où rêvent les arbres" déclinent de façon poignante les thèmes du handicap, de la marginalité et du double. Sans parvenir pourtant à atteindre l'ampleur de ses œuvres matricielles. Il y a pourtant dans chacune d'elles d'évidents germes de génie. Onze albums en quarante ans de création, c'est peu. Mais leur puissance de feu est suffisante pour assumer la postérité de Didier Comès.

Plus que de simples auteurs de BD, Fred et Comès m'étaient intimes et complices. Je me devais de leur souhaiter bon voyage de l'autre côté des choses. 

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Walking Dead : une série bd à réveiller les morts…

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Même précédée d'un buzz invraisemblable, j'avoue que la publication française de "Walking Dead" m'avait laissé de marbre. Une série BD sur les zombies, cela ne titillait pas outre-mesure ma curiosité. Au cinéma, les grands et petits maîtres avaient fait plus ou moins le tour de la question, et les faiseurs de séries B et Z s'étaient partagés les restes. Si les morts vivants du neuvième art n'avaient, à ma connaissance, ni leur Romero, ni même leur Fulci, leur destin n'y était pas pour autant déshonorant, et des EC Comics à Creepy, nombre de revues spécialisées avaient rendu hommage au thème. "Walking Dead", un pétard mouillé de plus ?

Pourtant, au fur et à mesure que les albums s'égrenaient, la rumeur et l'éloge, loin de s'éteindre, ne faisaient que croître. Le moins troublant de l'affaire n'était pas qu'un tel concert laudatif émanait tant d'aficionados du genre que de personnes qui y étaient walking-dead-1.jpghostiles ; il existe un fantastique "light", que les vrais amateurs fuient comme la peste, qui ne s'adresse qu'à ce public-là. Mais voir les deux réconciliés, voilà qui était inédit. Je me décidai donc à approcher de plus près le phénomène et, nom d'un phylactère, j'ai marché, j'ai couru, voire même haleté. A tel point qu'à l'instar d'une multitude de fans à travers le monde, plus d'une dizaine d'épisodes plus tard, mon intérêt n'a pas faibli. Pire encore, il s'est amplifié.

Walking_dead_2.jpgLe plus étrange : a priori, "Walking Dead" ne propose rien de vraiment nouveau, tout en proposant une œuvre radicalement différente. Chacune de ses thématiques est empruntée aux meilleurs films de morts vivants des trente dernières années, ceux qui mettent l'accent sur l'élément humain. De "Zombie" de Georges Romero à "28 jours plus tard" de Danny Boyle.

walking-dead-5.jpgA ce dernier, il emprunte l'argument de départ du premier tome : après un long coma, un homme se réveille dans un hôpital envahi de zombies. La ville elle-même est déserte. Rick, autrefois flic, met le cap sur Atlanta, à la recherche de son épouse, Lori. Il la découvrira, au sein d'un groupe de survivants. Un clan dont son ancien collègue Shane a pris plus ou moins la tête. Ce dernier n'est guère ravi de la "résurrection" de Rick ; depuis toujours amoureux de Lori. La disparition de l'époux lui avait laissé le champ libre pour initier une idylle que ce retour inopiné interrompt net.

walking-dead-michonne.jpgIl est inutile de chercher l'originalité au travers des péripéties traversées par Rick et le groupe de survivants. L'errance, la recherche d'un lieu sûr, les amours, les conflits… pas davantage que dans celles des individus qui viennent à croiser leur chemin : militaires tyranniques ou déboussolés, idéalistes persuadés d'une possible cohabitation pacifiste entre humains et morts vivants… L'initié connaît la musique. Il a déjà vu cela ailleurs. Mais il ne l'a jamais vu de cette manière. Walking Dead ne se contente pas d'une simple variation, fut-elle brillante, sur une mélodie connue par cœur. Chaque thématique reprise est enrichie, approfondie.

Robert-Kirkman.jpgRobert Kirkman, le scénariste, a compris que le neuvième art lui offrait ce que nul cinéaste ne pouvait posséder : le luxe du temps. L'idée de génie de la série : suivre ses héros sur le long cours, observer leur évolution et ne pas les cantonner à un moment x de l'histoire. Pas un de ses nombreux protagonistes n'est ainsi laissé de côté. Chacun d'entre eux possède une remarquable densité émotionnelle.

Priorité est donnée à l'humain, pour le meilleur et pour le pire. Comment réagirions-nous, non seulement à des situations extrêmes, mais également si tout notre système de références et de normes sociales venait soudain à disparaître ? Sans les limites imposés par la société et la civilisation, retournerions-nous vers la barbarie ? Où tenterions-nous, au contraire, de nous comporter comme des êtres humains ? Vous voilà prévenus : sous un aspect ludique, "Walking Dead' aborde des questions graves.

WalkingDead9a.jpgCe ne sont d'ailleurs pas les seules. Jusqu'où la violence de l'autre peut-elle justifier sa propre violence ? Comment peut grandir un enfant dans l'omniprésence de la mort ? Ou face à la démission affective d'un père ou d'une mère ? Au fil de ce récit fleuve, dont nous ne sommes, je l'espère, pas proches de voir la fin, des liaisons se nouent, des personnages auxquels on s'était attachés viennent à mourir. De nouveaux surgissent au gré des rencontres, certains particulièrement malfaisants (comme le Gouverneur), d'autres sérieusement perturbés (comme Michonne), d'autres encore attachants de prime abord (comme Tyreese).

Walking-dead-3.jpgCertains qui nous apparaissaient sympathiques au départ viennent à nous révulser par leurs actes. Ou l'inverse. Des personnalités en retrait gagnent en charisme d'un épisode à l'autre. Rick lui-même effectue des choix de plus en plus contestables et contestés. Physiquement et mentalement, il est atteint dans son intégrité. Rien n'est fixé dans le marbre et c'est ce qui fait la force de la série. La ligne entre le Bien et le Mal est ténue, et peut-être franchie dans les deux sens.

Fait extraordinaire : chaque épisode est meilleur que le précédent, gagnant aussi bien en épaisseur qu'en termes de rythme et de fluidité.

Charlie-Adlard.jpegSi certaines actions sont cruelles, "Walking Dead", joue la carte de la suggestion, davantage que celle de l'horreur graphique. Une charte respectée par Charlie Adlard comme par son prédécesseur Tony Moore, auquel il succéda dès le deuxième épisode. Choix judicieux, car, autant le dessin du premier tome apparaît comme son point faible, certains personnages étant parfois méconnaissables en plan éloigné, autant celui de Charlie Adlard est en parfaite symbiose avec l'écriture de Robert Kirkman. Certains noirs et blancs sublimes ne sont pas sans évoquer l'immense Bernie Wrightson.

A présent déclinée en série télévisée (laquelle divise les fans de première heure) sur le câble, "Walking Dead" poursuit son épopée bédéphile en toute indépendance. A ce jour, onze tomes sont parus en France.

Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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• Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves

Publié le par brouillons-de-culture.fr

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Imaginez un humour à mi-chemin entre Kafka, Ionesco et Lewis Carroll, boosté par des visions paranoïaques que n'eût point reniées un Philippe K.Dick. Aucun doute, vous tenez entre les mains un album de "Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves". Acquefacques, inversion phonétique de Kafka...

Série culte pour les uns, totalement ignorée des autres, la BD de Marc-Antoine Mathieu (cinq tomes parus à ce jour) a marqué de son empreinte les années quatre-vingt dix, générant quantité d'émules, devenant source d'inspiration pour une nouvelle génération d'auteur. L'absurde, le non-sens, les paradoxes brillants y règnent en maître, sans pour autant altérer la structure de l'histoire.

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Mathieu fait bien davantage que transcrire notre réalité dans un monde légèrement décalé. Il invente son univers, avec des codes qui lui sont propres.  Cependant, le bédéaste ne jouit pas d'un succès à la (dé)mesure de son talent. L'histoire du neuvième art tranchera.

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Dans un noir et blanc magnifique, aux mille et une nuances, le personnage principal se débat contre deux sources majeures de contrariété : ses rêves qui l'emmènent plus loin qu'il ne voudrait. Et l'administration tentaculaire qui régit la vie de la cité.

C'est un homme aux apparences falotes, engoncé dans son costume, coiffé d'un petit chapeau, les yeux cerclés de grosses lunettes. Un homme qui ne rit jamais. Et qui pourtant travaille au Ministère du Rire. Lequel est divisé en un nombre conséquent de classifications. Un obscur fonctionnaire parmi tant d'autres.

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Son environnement nous est tout à la fois étrange et familier. Si les individus qui y évoluent, leurs vêtements et les architectures de leurs habitations demeurent proches de nous, leurs coutumes quotidiennes nous désarçonnent.  Les trottoirs sont  saturés par la circulation piétonne. Pour plus de sécurité, les vélos-taxis, circulent en hauteur. La ville est surplombée de fils. Ils passent de l'un à l'autre tels des funambules. L'espace des appartements est régi par des lois extrêmement rigoureuses. Ainsi l'ascenseur traverse-t-il le plancher. Il faut en décoller les lattes afin de lui livrer passage. Un simple tiroir demeuré ouvert peut constituer un délit, qui débouche sur un procès. L'inspection ne plaisante pas avec ce genre de choses…

Julius Corentin Acquefacques n'est pas un révolutionnaire. Au contraire, il n'aspire qu'à rester dans le rang. Mais, comme le soldat Hasek, sa banalité excessive même le rend extraordinaire, et l'entraîne dans les plus extravagantes aventures.

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Dans premier album "L'Origine", cet anti-héros notoire reçoit, par des voies mystérieuses, un pli à n'ouvrir que le lendemain quinze heures. Obéissant, notre homme obtempère. A la date dite, il descelle le pli. Une planche de BD, titrée '"L'origine", avec un numéro de page. Elle raconte exactement ce qu'il vient de vivre. Dès lors, il ira de découverte en découverte, de révélation en révélation. Les rêves de Julius Corentin Acquefaques lui posent également problème. Ils ne suivent pas toujours un parcours identiquement rectiligne à celui de son existence. Ainsi, dans "Le processus", il devra réparer les erreurs de son double. Celui-ci s'est trompé de rêve. Ce qui entraîne Julius dans maintes péripéties, à seul but d'éviter que le temps tourne en boucle. Processus bien connu des lecteurs familiers des voyages dans le temps.

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Le miracle de la série "Julius Corentin Arcquefacques prisonnier des rêves" : Mathieu dessinateur n'est pas le simple illustrateur de Marc-Antoine Mathieu scénariste, comme c'est parfois le cas d'auteurs multi-casquettes. L'un comme l'autre se montrent constamment inventifs.

Chaque récit est découpé en chapitres, aux titres aussi énigmatiques que "L'Infra-Rêve ou l'Ultra-Réalité" ou "Le cauchemar du plafond". Approche romanesque, qui trouve ici une dimension nouvelle, au travers des distorsions d'images que s'autorise Mathieu.

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Ainsi de "l'anti-case" : une case de l'album est évidée. Un trou de matière en somme. Ce qui amène le personnage secondaire à redire p42 ce qu'il a dit p40 et Julius à reformuler en p43, ce qu'il a déjà énoncé en p41. Les quiproquos qui s'ensuivent sont d'un comique irrésistible. Une page se déploie soudainement en accordéon, formant un kaléidoscope. La fin d'un album peut nous amener à relire celui-ci à l'envers (Le début de la fin).

mathieu-l-origine.jpg Chaque page de Julius Arcquefacques est riche de surprises, scénaristiques ou visuelles. Entrer dans un monde en couleurs ou dans un univers en trois dimensions devient pour le héros une véritable aventure, dont nous suivons chaque péripétie avec délices. L'épisode le plus kafkaien de la série demeure sans doute "La qu …" qui s'inspire visiblement du "Procès" pour en livrer une version lewiscarrollienne. Julius Arquefacques,  condamné à une paire de gifles pour avoir laissé ouvert un tiroir,  se voit confier une mission dont il ne connaîtra jamais le traître mot… un grand moment du neuvième art !

Sans avoir l'air d'y toucher, Marc-Antoine Mathieu a su renouveler, de manière ludique, les codes de la BD avec une constante exigence…

Pascal Perrot, textes
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

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