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• Yekta ou la subversion subreptice

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Le premier choc des mots eut lieu dans une réunion de poètes internationaux. Chacun possédait sans conteste un sens des mots et de la métaphore et pourtant rien ne se produisait en moi de ce déclic urticant que j'attends de l'art poétique. Trop propre, trop sage, pas assez organique à mon goût.

Puis Yekta vint, verbe haut et force tranquille, distillant avec art une leçon de ténèbres qui modifiait l'espace, paraissant en changer jusqu'à la structure moléculaire. De nouveaux univers émergeaient, des mondes parallèles qui ressemblaient au nôtre et pourtant s'en différenciaient par une perception plus aigüe, affinée. Ici, dans ce salon coté, je respirais plus large et plus vrai. Yekta, à moins de quarante ans, renouvelait ce miracle que suscite en moi la poésie, comme on dit la haute mer, osant s'aventurer là où nul n'a plus pied.

Je me procurai sans tarder son recueil "Registre des ombres", histoire de voir si la magie, hors du sortilège de la voix, continuait à fonctionner. Je fus vite assuré qu'elle opérait ici dans toute sa plénitude. Yekta n'est pas de la famille de ceux qui veulent à tout prix dynamiter le langage, tordre les mots et la syntaxe jusqu'à les rendre hermétiques. Plutôt de celle qui démonte calmement l'horlogerie de l'intérieur, y glisse des questionnements qui grippent le mouvement des heures.

 

L'écrivain Jack London, après des années de misère, fut invité, devenu célèbre, à un club de milliardaires afin d'y tenir une conférence. Loin de décliner l'invitation, il l'accepta et à ces magnats, qui en suffoquaient, il se lança dans une diatribe incendiaire, clamant que les pauvres allaient tout leur prendre et leur expliquant pourquoi. L'auteur de "Martin Eden" appelait ce procédé "La subversion subreptice". L'écriture de Yekta est de cette étoffe-là, puisant dans chaque forme ce qui nourrit son style sans s'inféoder à aucune.

tu viens d'un ventre ouvert aux quatre vents tu viens d'une volière de voyelles tu viens d'une plage ou la nuit les épaves parlent en rêvant tu viens d'une maison vide où résonnent les cent pas de la pluie

tu viens des lèvres de l'ignare dans le miracle de la langue tu viens du babil des syllabes du bredouillage des vieillards des soliloques de l'ivrogne

Plus loin encore :

un petit point d'interrogation te picore les entrailles un signe en quête de son inconnue creuse sa question quotidienne promesse de porte dérobée ponctuation des cassures à venir majuscule du vide

l'écart est un devoir alors arme-toi d'espace en dansant petit bout d'âme retrouve la transe des tournoiements pour abolir les distances

Sans doute trop classique pour les ultra-contemporains et trop ultra-contemporain pour les classiques, Yekta ouvre une voie royale aux aventuriers des mots, à ceux qui ne craignent pas de s'avancer vers des zones inexplorées, là où scintillent de ténébreux diamants. Ceux qui aiment la phrase qui claque et cogne, même lorsque celle-ci surgit d'un gouffre dont on ne perçoit pas le fond. Optant pour la déponctuation et les rythmes syncopés qu'elle implique, à l'instar de beaucoup de poètes avant-gardistes, Yekta n'en a pas moins recours au paragraphe, ciselant la respiration du lecteur. De même, "Registre des ombres" s'articule en chants, comme jadis Homère ou Lautréamont.

Résolument moderne sans pour autant sombrer dans l'hermétisme, riche en secousses telluriques, en inspirations frénétiques, toute en poigne et en souffle, cette poésie inclassable creuse profondément en  nous dans la multiplicité des sens. Un alcool fort à avaler d'un trait, sans la moindre hésitation.

Pascal Perrot, texte.
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans peau&cie

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