• Sara Bourre l'incandescente

Publié le par brouillons-de-culture.fr

Certains livres de poésie s'emparent de vous dès la première ligne, et vous emportent, haletant, jusqu'à la dernière. En une sorte de transe, d'hypnose textuelle rare qu'on ne ressent qu'en présence des grands textes. "À l'aurore, l'insolence" de Sara Bourre, est de cette nature-là. Un livre urgent, évident dont rien, pas même des comparaisons hâtives et écrasantes (Lautréamont et Dylan Thomas, excusez du peu,  selon son préfacier Hubert Haddad, qui se laisse quelque peu emporter par un compréhensible enthousiasme…)  n'est susceptible d'atténuer la portée.

Tant soumettent l'expression d'une pensée complexe à l'utilisation d'un langage hermétique qu'une poétesse si jeune résistant à l'appel de semblables sirènes relève pratiquement de l'ordre du miracle.
Sara Bourre dépoussière avec vigueur les mots pour mieux leur restituer leur éclat primitif. Elle les pétrit comme une argile engendrant des formes inconnues, détournant les sens et les expressions de ce qui nous était jusqu'ici familier.
En change l'ordre et la logique, se livre à d'inédits accouplements, d'où naissent de violentes métaphores.

Rien ici n'est au calme, et la paix est trompeuse. Mais que de puissance dans ce cri qui nous parvient d'un monde dont nous ne sommes pas sûrs de posséder l'accès.

Il pourrait résulter de ce torrent sauvage une prose résolument classique. Or chaque phrase est empreinte d'une modernité éblouissante. Il n'est jusque dans sa structure même qui ne soit superbement contemporaine. La poésie n'a guère, à priori, pour vocation de conter des histoires, fussent-elles narrées dans le désordre. Pas davantage qu'elle n'est celle du roman de nous soumettre à un déluge de métaphores. Or "À l'aurore, l'insolence" relève incontestablement du domaine de la poésie. Et une histoire s'y dessine : celle d'un amour violent et maladroit. Un amour au féminin, qui débouche sur les abîmes d'une chute sans importance, parce qu'au regard de l'univers elle n'est rien. Tout nait et meurt entre deux incendies. Au delà, il n'y a rien, et c'est ce rien qui constitue nos vies.

• Sara Bourre l'incandescente

Le soir venu nous buvons du vin attablées dans les cafés sanguinaires. Nous buvons à ce qui ne viendra pas. À la glace et au feu. Aux routes qui s'enroulent à nos nerfs. À nos corps furieux. À notre discrète disparition. Au sang. À l'océan. Aux autres qui n'y croiront pas. Aux enfants et aux morts.
Nous buvons à l'amour inespéré du plein pour le vide. Et que passe la nuit aussi vite que leurs corps sur le notre.
Merveilleuse Lou qui s'avance vers les gouffres dans un éclat de rire
Jolie danseuse que plus rien n'articule.

La plume fluide et féroce court tout au long d'une écriture d'une lumineuse noirceur.

Un jour nous sommes parties. Vers l'océan.
Quelques jours seulement.
Quelque jour dans la nuit et les lumières.
Quelques jours pour rendre au silence ses éclats de verre.
Quelques jours pour chercher des petits morceaux de soleil-les manger. Et se jurer de ne jamais plus rien recracher.

Ailleurs encore :
Il fait nuit. J'ai la ville entière dans la gorge.
Je sais tous les regards, les petites solitudes, le vertige lancinant des rues et la sécheresse de la nuit sur le corps, sa pourriture.
Je me tiens là où valsent les fantômes, ahurie par ma propre identité.

Prose troublante et singulière, qui, tout en nous entraînant à travers les méandres d'une certaine difficulté d'être, n'en est pour autant jamais anxiogène mais paradoxalement d'une tonicité, d'une vivacité toujours en éveil.

À moins de trente ans, Sara Bourre possède déjà un beau parcours. Un recueil de prime jeunesse -16 ans- oubliable mais peuplé de belles fulgurances. Mais surtout un background scénique surprenant. Qui l'a vue incanter ses textes, susurrement hypnotique, dans sa première formation, CLN, avec son frère Mathias Bourre ou son actuelle formation Crashing Dolls (s'y est adjointe la chanteuse Joy Pryor, quelque part entre Janis et Nico) en possède un souvenir intense.

Ici, dépouillés de toute dimension scénique, les mots plus que jamais vous empoignent, et leur sensualité cruelle, habitée par une grouillante vitalité, s'enspirale avec délices au plus intime de l'être.


Pascal Perrot, texte
Gracia Bejjani-Perrot, graphisme

Publié dans peau&cie

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